Synchronie, diachronie et typologie
Synchrony, diachrony and typology
Traduit de l’espagnol par Xavier Perret1, xavperret@bluewin.ch
0. Je me propose ici de montrer qu’une série de problèmes linguistiques généraux qui, à première vue, ne présentent aucun lien direct entre eux, peuvent être résolus ou, du moins, posés de façon rationnellement acceptable en adoptant une nouvelle conception du type linguistique. Ces problèmes sont : 1°) le problème de ce que l’on appelle les « convergences » linguistiques ; 2°) le problème de ce que l’on pourrait appeler la « pénétrabilité » (ou, plutôt, « l’impénétrabilité ») des systèmes linguistiques ; 3°) le problème de l’hétérogénéité fréquente des changements qui se produisent dans différentes parties de ces mêmes systèmes linguistiques ; et 4°) le problème de l’antinomie entre synchronie et diachronie.
Cette nouvelle conception du type linguistique nous amène, de plus, à une nouvelle vision générale du développement interne des langues.
1.1. Afin de justifier les convergences linguistiques, c’est-à-dire les développements parallèles indépendants que l’on semble observer dans des langues historiquement apparentées, on recourt souvent au concept de « tendance ». Ainsi, A. Meillet parle de ‘tendances des langues du même groupe historique’ et même de « tendances héréditaires acquises »2. Mais l’explication par le concept de « tendance » n’est aucunement acceptable. En effet, on ne peut pas attribuer de tendances aux langues, car les langues sont des techniques de l’activité de parler et non des sujets doués d’intentionnalité : les langues en tant que telles ne tendent à rien et, en ce sens, il faut admettre avec Saussure que « la langue ne prémédite rien ». Les locuteurs, par contre, peuvent manifester des « tendances », mais normalement ils ne tendent pas à modifier la technique linguistique, seulement à exprimer de manière adéquate ce qu’ils pensent, sentent et intuitionnent. Les locuteurs modifient effectivement la langue, mais, généralement, sans
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intention de le faire : leurs tendances ne concernent pas la modification de l’instrument linguistique, mais celle de son utilisation. De sorte que l’explication par le concept de « tendance », qui revient souvent en linguistique, ne constitue pas en réalité une explication, mais simplement une autre formulation des faits observés. Ainsi, dire qu’une langue « tend » à quelque chose revient au même que constater qu’un phénomène x, à un moment b, y est plus fréquent qu’à un moment a antérieur. Et dire que différentes langues manifestent une « tendance commune » ne signifie rien d’autre que constater en elles des développements analogues3. Comment expliquer, alors, les convergences linguistiques, si le recours au concept de « tendance » n’est rien d’autre qu’une tautologie ? Dans de nombreux cas, il est clair qu’il ne s’agit pas de développements indépendants, mais de faits communs de documentation tardive ou, simplement, de faits passés d’une langue à une autre, même après leur séparation historique. Cependant, il y a de nombreux cas pour lesquels ce genre d’explication ne suffit pas ou est exclu. Ainsi, pour n’en citer qu’un, le roumain, par un développement certainement interne, continue de réduire sa flexion nominale et de se rapprocher ce faisant des langues romanes occidentales. En effet, cela fait déjà longtemps que la préposition la [préposition correspondant à ad, à, a] + substantif est en roumain une variante courante du datif flexionnel (oamenilor ~ la oameni). On remarque plus récemment dans la même langue une réduction de la flexion de l’adjectif (ou du participe-adjectif) postposé, surtout si celui-ci est séparé du substantif (même par une pause). Ion Barbu, par ex., écrit : acestei calme creste / intrată… [et non intrate] ; argintul unei scule de preţ atunci picată [et non picate]. Dans ce genre de cas, le problème des « convergences » ou des « tendances communes » (vu qu’il s’agit de la même chose) reste entier.
1.2. En ce qui concerne la « pénétrabilité » des systèmes linguistiques, je rappellerai une remarque formulée par Ch. F. Hockett à un autre propos : « A language is neither a closed system, into which no new meaning-carrying element can be added; nor is it a completely open system, into which any element from any other language (or quasi-linguistic system) can with absolute freedom be introduced »4 . Exprimée en ces termes, cette remarque ressemble à une constatation empirique d’ordre général. Il faut cependant s’interroger sur la raison des faits
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auxquels elle se rapporte et, surtout, il faut la cerner de plus près. S’agit-il d’un simple résultat statistique, ou, plutôt, d’un choix des innovations (ou des emprunts) intérieurement motivé ? Autrement dit : à quel type d’innovations les systèmes linguistiques restent-ils ouverts et à quel autre type restent-ils fermés ? Par exemple : pourquoi les langues romanes – langues profondément grécisées et qui ont intégré tant de faits du grec depuis l’époque dite du latin vulgaire – n’ont pas accepté le type apostolica verba, si courant en grec, et continuent de lui préférer jusqu’à ce jour palabras de los apóstoles, les paroles des apôtres, le parole degli apostoli, etc. ? Pourquoi les types paternus, maternus (pour « de mon père », « de ma mère », etc.), aureus, ferreus, n’ont-ils jamais réussi à se répandre dans les langues romanes ? Pour quelle raison l’italien, l’espagnol, le portugais et le catalan se sont-ils révélés perméables à l’adoption du superlatif latin en -issimus (-rimus), alors que le français – tout en ayant été « relatinisé » au moins dans la même mesure que les autres langues romanes occidentales – y est resté impénétrable ? Pourquoi, dans les mêmes langues qui ont adopté le superlatif en -issimus, celui-ci n’a-t-il pas conservé la valeur qu’il avait en latin ? En effet, le type altissimus homo (ital. un uomo altissimo) est devenu tout à fait courant, contrairement au type altissimus hominum (ital. altissimo fra gli uomini reste un latinisme évident).
1.3. Les langues romanes illustrent également parfaitement notre troisième problème, vu que les grands changements qu’elles ont connus depuis l’époque latine apparaissent souvent comme des développements d’orientation hétérogène, inexplicables au regard des principes traditionnels de la grammaire historique. Ainsi, c’est un fait que le verbe, globalement, s’est développé dans les langues romanes autrement que les formes nominales. Les langues romanes ont renoncé à la flexion des formes nominales ; la flexion des formes verbales, par contre, s’y est maintenue, a été refaite et continue, en partie, d’être refaite à ce jour (eram – eras – erat auraient dû donner, en italien et en roumain, era – era – era ; or, ces formes sont devenues aujourd’hui ero – eri – era et eram – erai – era). Si la disparition de la flexion nominale est attribuable à l’érosion phonétique, comment expliquer que cette érosion n’ait pas eu les mêmes effets dans le domaine verbal ? Si l’on avance que l’on disposait, pour les formes nominales, des prépositions pour exprimer les fonctions des cas, on peut faire observer que l’on disposait aussi d’éléments capables d’assumer les fonctions des désinences pour les formes verbales (les pronoms personnels). Cela nous indique que pour le verbe est intervenue l’analogie, qui, par contre, n’a exercé aucune influence dans le domaine nominal. Toutefois cela n’est pas une explication (réduction d’un fait à un autre fait), mais plutôt, comme pour les « tendances », rien de plus qu’une formulation autre des mêmes faits observés. En effet, l’« analogie » n’est ni une force ni une entité capable d’agir, mais seulement un procédé utilisé par les locuteur dans le
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cadre de leur activité de faire et de refaire la langue : ce n’est pas une raison, mais une modalité des faits ; et dire que l’analogie agit dans un domaine et n’agit pas dans un autre, cela signifie simplement remarquer à nouveau que les deux domaines ont été traités par les locuteurs de deux façons différentes. D’autre part, l’explication par l’érosion phonétique ne suffit pas non plus pour justifier tous les changements survenus dans le domaine nominal. Comment expliquer en effet que se soient renouvelées aussi certaines oppositions matériellement si bien caractérisées comme celles du type altus – altior – altissimus ou du type istic – istuc – istinc – istac ? Inversement, ladite « analogie » n’a pas joué, semble-t-il, dans tout le domaine verbal : elle n’a pas joué, par exemple, pour sauver la conjugaison passive latine (c.-à-d. sa partie synthétique). Il ne suffit pas non plus, pour expliquer, de recourir au principe périphrastique latin vulgaire et roman, car, tandis que dans le domaine nominal les formes périphrastiques prennent la place des formes synthétiques (patris → del padre, altior → más alto, hinc → de aquí), dans le domaine verbal ces dernières formes se maintiennent souvent à côté des formes périphrastiques (dije → he dicho, dijera → habia dicho) ; cependant – fait à première vue curieux ‒, dans la conjugaison passive, les périphrases se comportent comme dans le domaine nominal (amor → soy amado). Enfin, deux catégories nominales (le nombre et le genre) sont exprimées aussi dans les langues romanes par des moyens paradigmatiques (la « flexion »), et même mieux et d’une certaine façon plus clairement qu’en latin ; et dans le cas de ces deux catégories, on observe que ladite « analogie » a également joué, et ce très souvent. De plus, dans toute une série de parlers romans, du Portugal à la Roumanie, elles présentent fréquemment une double caractérisation ; ainsi, port. corvo – cᴐrvos, ovos – ᴐvos ; roum. seară – seri, şcoală – şcoli ; port. novo – nǫva ; roum. frumos – frumoasă ; astur. pirru – perra, etc. On fera observer qu’il s’agit là d’alternances phonétiques justifiables en tant que telles. Certes. Mais il n’est pas moins vrai que ces alternances ont été utilisées et sont utilisées avec une fonction grammaticale et que, dans de nombreux cas, leur justification actuelle est exclusivement morphophonématique. Il est donc évident que les langues romanes ont suivi deux principes différents en matière de rénovation historique de la technique linguistique et que la limite entre les champs d’application de ces deux principes ne coïncide même pas avec la limite entre le domaine verbal et le domaine nominal. Quelle est alors leur raison d’être, leur sens véritable ?
1.4. Le problème de l’antinomie entre synchronie et diachronie est, au fond, un faux problème, ou plutôt un problème mal posé. En réalité, cette antinomie, telle que l’a formulée Saussure, ne relève pas du plan de l’objet, mais du plan de la recherche : il s’agit donc d’une différence de point de vue, d’une distinction de méthode (et, qui plus est, correspond à une certaine méthode), qui a été interprétée comme une distinction réelle correspondant aux faits mêmes du langage.
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Sorti de la méthode en question, il s’agit, à strictement parler, de la distinction entre le fonctionnement de la langue et son processus de constitution (le « changement linguistique »), et en ce sens on peut dire que la langue se constitue diachroniquement et fonctionne synchroniquement ; mais cette distinction n’implique aucune séparation réelle, vu que dans la langue le fonctionnement (« synchronie ») et le processus de constitution ou le « changement » (« diachronie ») ne sont pas deux moments, mais un seul. Tout cela je l’ai déjà montré ailleurs (dans SDH, en partic. p. 135-161). Mais il faut insister néanmoins sur le dernier point et expliquer pourquoi l’antinomie n’existe pas sur le plan de l’objet, c’est-à-dire en quel sens le fonctionnement de la langue et le changement linguistique (le renouvellement de la langue) s’identifient dans les faits réels. En effet, comme cela a déjà été souligné, les locuteurs, généralement, ne prétendent pas modifier la langue, mais seulement l’utiliser : la faire fonctionner. Or la langue change en fonctionnant, ce qui veut dire que l’utilisation de la langue implique son renouvellement, son dépassement. La langue doit donc, en un certain sens, contenir les principes de son propre dépassement, de ce que l’on appelle le « changement linguistique ». Et, évidemment, cela requiert aussi une nouvelle conception de la description linguistique, si l’on veut que la description corresponde à son objet. De ce point de vue général, la description n’est pas étrangère à l’histoire, comme on l’entend si souvent dire, mais en fait partie, puisque la description d’un objet, à un moment de son histoire, appartient naturellement à cette histoire. En outre, dans le cas de la langue, si le fonctionnement implique la possibilité du changement, la description du fonctionnement et de ses conditions doit justifier cette possibilité. Autrement dit, si la langue est, en même temps, le donné et le possible, la description doit refléter ces deux aspects : si les systèmes linguistiques sont des systèmes ouverts, il faut les décrire comme tels. D’autre part, cela correspondrait également aux conditions objectives de l’activité linguistique et à l’expérience courante des locuteurs. Comme l’ont fait remarquer Humboldt et Croce, en réalité, on n’apprend pas une langue, on apprend à créer dans une langue, c’est-à-dire à dépasser ce qui a été matériellement appris : connaît effectivement une langue celui qui est capable de créer dans cette langue des faits nouveaux, de dire dans cette langue ce qui n’a jamais été dit auparavant. Une orientation de la linguistique descriptive nord-américaine, à propos de laquelle on a fait beaucoup (trop) de bruit récemment, s’est également aperçue – un peu tard, certes – de ce fait essentiel : il s’agit de la « grammaire transformationnelle », dont les représentants se sont rendu compte, précisément, du fait que la description, pour correspondre à ce que la langue est pour les locuteurs, ne peut pas se limiter à ce que l’on trouve dans un « corpus », mais doit inclure également la possibilité d’aller au-delà du donné, c’est-à-dire du fait qu’une description adéquate doit refléter le caractère
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« infini » de la langue5. A ce sujet, on a beaucoup parlé de ce que l’on a appelé « grammaticalité » : de ce qui est « admissible » dans une langue, même quand cela n’y est encore jamais apparu. En effet, il est parfaitement exact que le « grammatical » n’englobe pas seulement le déjà réalisé. Mais, à ce jour, la « grammaticalité » n’a toujours pas été bien délimitée par les transformationalistes, qui s’appuient pour cela sur l’« intuition des locuteurs », sur ce que les locuteurs naturels d’une langue considèrent comme « acceptable ». Une telle façon de procéder n’est pas totalement infondée ; ce n’est pas, cependant, la manière appropriée pour établir des critères précis et objectifs : en réalité, si la « grammaticalité » doit être un concept opérationnel valable, elle doit pouvoir être justifiée par la langue elle-même, telle qu’elle se révèle dans l’activité linguistique, et non par les jugements des locuteurs, dont les motivations peuvent être très diverses. C’est ce que les transformationalistes commencent à faire, quoique, malheureusement, de façon unilatérale et dans l’ignorance totale des travaux déjà réalisés dans ce domaine ces dernières décennies : curieusement, les transformationalistes prétendent s’opposer à la « linguistique moderne », alors que, au fond, ils s’opposent seulement à une partie de la linguistique nord-américaine (plus précisément aux divers courants bloomfieldiens)6. En outre, la grammaire transformationnelle se limite explicitement à la synchronie, se fermant ainsi toute possibilité de comprendre intimement le mode de fonctionnement des systèmes linguistiques7.
2.0. Les quatre problèmes que l’on vient d’exposer apparaissent comme des problèmes liés entre eux si l’on considère le caractère propre de ce que l’on appelle « langue » (au sens fonctionnel, c’est-à-dire relativement à l’activité linguistique concrète) et la stratification des structures que la « langue » en tant que telle implique : ses plans fonctionnels.
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2.1. Les langues représentent le « savoir parler » historiquement déterminé (appartenant à des communautés historiques)8. Une langue est, par conséquent, un savoir qui se manifeste dans une activité, un système de procédés ou de modes de faire, c’est-à-dire un savoir technique – précisément, une technique historique de l’activité de parler –, et présente les caractères communs à tous les savoirs techniques (v. SDH, p. 32-33). Or, dans les modes techniques qui constituent une langue, on peut distinguer trois strates fonctionnelles (que, dans le domaine grammatical, on peut appeler « niveaux de grammaticalité ») : la norme, le système et le type linguistique. La « norme » englobe tout ce qui dans l’activité de parler d’une communauté linguistique est technique historiquement réalisée, ce qui dans cette activité est réalisation commune et traditionnelle, même sans être nécessairement fonctionnel (ainsi, p. ex., les deux variantes « obligatoires » [b] et [β] du phonème /b/ dans l’espagnol exemplaire ; la réalisation de /r/ comme consomme uvulaire dans le français parisien, etc.). Le « système » représente l’ensemble des oppositions fonctionnelles (distinctives) observables dans une seule et même activité de parler, les règles distinctives selon lesquelles cette activité de parler est réalisée et, par conséquent, les limites fonctionnelles de sa variabilité ; en tant que tel, le système va au-delà de ce qui est historiquement réalisé, puisqu’il englobe aussi ce qui serait réalisable conformément aux mêmes règles déjà existantes (partiellement appliquées dans la norme). Voyez, p. ex., la série suivante : giocare – giocherellare – *rigiocherellare – *rigiocherellamento – *rigiocherellamentista – *rigiocherellamentistico. Ces dernières formes existent-elles ? Dans la norme italienne, sûrement pas : on ne les trouve pas historiquement réalisées, elles ne figurent pas dans les dictionnaires (qui sont des répertoires de la norme lexicale). Dans le système, cependant, elles existent : ce sont des formes fonctionnellement « possibles ». En effet, elles sont reconnaissables comme des formes « italiennes » et non pas d’une autre langue, puisqu’elles sont construites conformément aux règles fonctionnelles de l’italien9. Par contre, des formes comme vidergiocherellare, rigiocherellemā, rigiocherellamiento, contraires non seulement à la norme mais également au système italien, ne seraient pas « italiennes ». Pour finir, le « type linguistique » comprend les principes fonctionnels, c’est-à-dire les types de procédés et les catégories d’oppositions du système, et représente, de ce fait, la cohérence fonctionnelle observable entre les diverses parties du
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système lui-même. Interprété ainsi, le type linguistique est une structure linguistique objective, un plan fonctionnel de la langue : c’est, simplement, le niveau de structuration le plus élevé de la technique linguistique10. Par exemple, dans les langues romanes, à l’exception du français (et, dans une moindre mesure, de l’occitan), la cohérence fonctionnelle au niveau du type est donnée – comme je le montrerai ailleurs11 – par un principe général que l’on peut formuler de la manière suivante : déterminations matérielles « internes » (paradigmatiques), pour les fonctions « internes », désignatives, c’est-à-dire non relationnelles, comme le genre et le nombre ; déterminations matérielles « externes » (syntagmatiques), pour les fonctions « externes », relationnelles, comme les fonctions casuelles, la comparaison adjectivale, etc. En tant que niveau catégoriel, le type contient également, de façon virtuelle, des procédés qui n’existent pas dans le système, mais qui seraient possibles, puisqu’ils correspondent à des catégories techniques existant déjà comme telles.
En bref : la « norme » comprend les réalisations linguistiques traditionnelles ; le « système », les règles correspondant à ces réalisations ; le « type », les principes correspondant aux règles du système. De ce fait, le système va au-delà de la norme et le type va au-delà du système. En ce sens, toute langue est une technique en partie réalisée et en partie réalisable : le système est un système de possibilités par rapport à la norme, le type un système de possibilités par rapport au système.
2.2. En ce qui concerne les relations entre norme, système et type, trois remarques s’imposent :
a) À un seul système peuvent correspondre diverses normes ; à un seul type peuvent correspondre divers systèmes. Ainsi, les langues romanes présentent un vaste ensemble de systèmes variés, mais la plupart d’entre elles correspondent à un même type linguistique.
b) Des faits analogues sur le plan de la norme peuvent être différents sur le plan du système. Par ex., les réalisations normales de /f/ peuvent être identiques en français et en espagnol ; mais fr. /f/ et esp. /f/ fonctionnent dans des oppositions distinctes dans les deux systèmes. De la même manière, des faits analogues sur le plan du système peuvent avoir un sens différent sur le plan du type. Ainsi, le système latin aussi connaissait des déterminations syntagmatiques analogues aux déterminations romanes (magis idoneus ; in schola, ex schola,
etc.) ; elles ne s’opposaient cependant pas aux déterminations paradigmatiques, mais les complétaient, car le latin ne faisait pas la distinction catégorielle entre fonctions externes et fonctions internes, qui est, par contre, essentielle en espagnol, portugais, catalan, italien et – en grande partie – roumain.
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c) Ce qui est diachronique (« changement ») du point de vue d’un plan structural est synchronique (« fonctionnement ») du point de vue d’un autre plan, supérieur. Ainsi, it. *rigiocherellamento, réalisé historiquement, serait un fait nouveau dans la norme, mais pas dans le système : ce qui dans la norme s’ordonne dans le temps est hors du temps dans le système, s’il s’agit d’une simple application de celui-ci. De la même façon, l’élatif it. altissimo, opposé à il più alto, fut, à un moment donné, un fait nouveau dans le système ; mais il ne l’était pas pour autant sur le plan du type, puisqu’il correspondait à un principe fonctionnel connu en italien (« détermination paradigmatique pour fonctions non relationnelles »). En tant qu’élément du système, l’élatif du type altissimo (c’est-à-dire l’opposition du type altissimo / molto alto // il più alto) apparaît beaucoup plus tard que d’autres éléments analogues, et en ce sens c’est un fait diachronique ; mais en tant qu’application d’un principe technique déjà donné, sur le plan du type linguistique, c’est un fait synchronique.
Schématiquement (en représentant les faits « existants » par ● et les faits « possibles » par ○), nous aurions :
ou mieux :
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Ce dernier schéma signifie : mouvement de la norme sans mouvement du système (c’est-à-dire, diachronie de la norme dans la synchronie du système) ; mouvement du système sans mouvement du type (ou, diachronie du système dans la synchronie du type)12.
3. Revenons maintenant à nos quatre problèmes :
a) Les convergences linguistiques n’ont rien de mystérieux si l’on tient compte du caractère technique de la langue : elles représentent l’application dans des langues différentes ‒ et, éventuellement, avec des matériaux divers – de modèles systématiques et typologiques analogues ; application qui peut s’étendre sur une période de temps très longue (par. ex. du latin vulgaire à aujourd’hui)13 . Ce qui est « hérité », dans ce cas, ce ne sont pas les soi-disant « tendances », mais les moyens techniques qui constituent la langue en tant que « système de possibilités » : les faits réalisés peuvent être, en tant que tels, indépendants les uns des autres ; il n’en va pas de même, en revanche, des règles ou des principes de leur réalisation, qui sont simplement communs. De plus, il ne s’agit pas d’un « héritage », mais de la transmission
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culturelle d’un savoir. Ainsi, les langues romanes sont des langues semblables, non seulement en vertu de ce qu’elles ont conservé matériellement du latin et de ce qu’elles ont emprunté les unes aux autres, mais aussi, et surtout, du fait de l’application d’une technique commune, de s’être constituées historiquement selon des moyens techniques analogues. Et leur histoire interne n’est pas tant l’enregistrement des « changements » qui se sont produits en elles depuis le latin que, plutôt, celle de cette constitution, de leur construction par les locuteurs.
b) Il existe une « pénétrabilité » de la norme et une « pénétrabilité » du système : en principe, est possible dans la norme ce qui existe déjà dans le système ; et est possible dans le système ce qui existe déjà dans le type linguistique. Ainsi, it. *rigiocherellamento est possible parce que ri-, giocherellare, -mento et leurs fonctions et combinaisons respectives existent déjà dans le système14. La nouvelle fonction romane de altissimus fut possible sur le plan du système parce que le principe correspondant existait déjà dans le type roman. En revanche, altissimus hominum, paternus (« de mon père », etc.), aureus (« en or/d’or ») sont contraires à ce type.
c) Le traitement différent de diverses parties du système peut refléter une cohérence typologique. Dans les langues romanes, p. ex., les développements « incohérents » mentionnés au § 1.3 (et divers autres) s’expliquent par le principe fonctionnel exposé au § 2.1.
d) Dans la langue, l’antinomie entre synchronie et diachronie (fonctionnement et « changement ») n’existe pas, puisque le changement linguistique (= la construction historique de la langue) est, essentiellement, une modalité de son fonctionnement : ce qui est changement dans la norme est fonctionnement du point de vue du système ; ce qui est changement dans le système est fonctionnement du point de vue du type. Tant le fonctionnement que le changement, en tant que développement interne – et, en un certain sens, tous les développements sont « internes » (v. SDH, p. 121-122) –, sont application de la même technique linguistique : il y a entre eux une différence de niveau technique, pas d’essence.
4. Ce dernier point soulève néanmoins une difficulté que je ne veux pas occulter : ce qui vient d’être dit peut donner l’impression que nous déplaçons les antinomies au niveau du type linguistique. Il faut donc se demander comment change le type et si, de cette manière, nous ne tombons pas dans une regressio ad infinitum. Il ne nous est pas possible de résoudre ici et maintenant ce problème : en réalité, à l’heure actuelle, nous ne connaissons même pas bien la synchronie (le fonctionnement) du type. Un aperçu ici suffira : dans une langue historique, il y a coexistence de normes, de systèmes et, à ce qu’il semble, il peut également y avoir coexistence de types, de sorte que son développement se présente comme une perpétuelle modification de l’équilibre entre des techniques coexistantes (réalisées ou réalisables). En ce qui concerne le plan de la norme et ses relations avec le système, mon collègue Mario Wandruszka applique, avec d’excellents résultats, le concept de « programmation » (au sens
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dans lequel on parle de machines dotées de « programmes »). Selon lui, la langue fonctionne, dans ses diverses parties, comme un ensemble simultané de programmes variés, qui s’entrelacent et ne se réalisent que partiellement. On observera probablement quelque chose d’analogue aussi en ce qui concerne le plan du système et ses relations avec le type linguistique.
Débat
Interventions des professeurs G. Francescato et S. Elia :
G. Francescato (Amsterdam) : L’équivalence entre synchronie/diachronie et description/histoire présentée par Monsieur Coseriu n’est valable que si l’on donne à l’« histoire » un sens particulier et restreint : la diachronie, en effet, est la manifestation de phénomènes qui ne peuvent être étudiés qu’à travers une succession d’états de langue. Or, l’« histoire », telle qu’on la comprend généralement dans les sciences du langage, est tout autre chose. Il faut donc introduire ici une distinction qui invalide l’équivalence entre diachronie et histoire.
S. Elia (Lisbonne) : Quand on parle de tendances, dit très justement le professeur Coseriu, il s’agit de tendances du locuteur et non de la langue. La linguistique moderne, structuraliste, nous révèle cependant les conditions dans lesquelles le locuteur agit [linguistiquement]. Dans le cas de la phonologie, p. ex., la symétrie des systèmes peut créer une tendance, quand celle-ci permet de combler une « case vide ». Dans ce cas, la tendance est à chercher dans le système, pas chez le locuteur.
En ce qui concerne le problème synchronie/diachronie, il me semble préférable de restreindre cette distinction à la « langue », comme le fait Saussure, c’est-à-dire à la norme historiquement réalisée, sans l’étendre au système. Le concept de système est nécessairement lié à la synchronie, et Saussure déjà observait que ce n’est pas le système qui évolue, mais ses éléments. Si la prudence est de mise à propos du système, elle l’est alors a fortiori s’agissant du
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type linguistique, le niveau de description de la langue dont nous a parlé le prof. Coseriu dans sa pénétrante communication.
Réponses de Monsieur Coseriu :
À Silvio Elia : La langue est essentiellement un phénomène du monde de la liberté (la « culture »), et non du monde de la nécessité (la « nature »). C’est pourquoi le changement linguistique n’a pas de causes, mais seulement des finalités. Sans doute y a-t-il des conditions objectives qui font que les locuteurs modifient habituellement leur langue, mais il n’y a là aucune nécessité. Il n’y a pas non plus de causalité interne à l’évolution linguistique : le système et le type sont des possibilités techniques, c’est-à-dire des modalités et des modèles, et non des causes du changement. Même dans le cas des « cases vides » d’un système phonématique, nous n’avons pas de raison de supposer une quelconque « pression du système ». S’il arrive qu’une « case vide » soit comblée, il s’agit alors d’un changement dans le système réalisé, pas dans le système de possibilités ; au contraire, il s’agit simplement d’une application de ce dernier. Une « case vide » est donc une possibilité de réalisation du système déjà en place, et non une cause de cette réalisation (éventuelle). Le structuralisme diachronique a certainement mis au jour toute une série de conditions et de modalités du changement phonique ; il se trompe pourtant en y voyant les causes de ce changement.
À G. Francescato : Il ne s’agit pas ici en réalité d’une question de terminologie, mais plutôt d’une façon de concevoir l’histoire. L’histoire à laquelle je me réfère n’est pas ce que l’on appelle « l’histoire externe » (tentative de relier la langue à divers facteurs), non plus que la prétendue « grammaire historique » (simple collection et classement de matériaux pour l’histoire de l’évolution de la langue), mais l’histoire de la langue au sens propre, en tant qu’investigation de l’évolution de la langue elle-même. De ce point de vue, la description ne s’oppose pas non plus conceptuellement à l’histoire, puisqu’elle est déjà contenue dans cette dernière (et en ce sens on peut aussi rappeler l’équivalence établie par H. Paul : « Sprachwissenschaft ist gleich Sprachgeschichte »). D’un autre côté, l’antinomie entre synchronie et diachronie reste insurmontable si l’on reste dans le cadre de la conception et de la méthodologie saussuriennes, c’est-à-dire si l’on considère l’état de langue comme une
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projection statique de la technique linguistique et la diachronie comme une accumulation de faits hétérogènes singuliers. De cette manière, on ne parvient qu’à une histoire étrange et immobile, faite d’une série infinie de « synchronies » statiques. Même le structuralisme diachronique reste contraint par cette conception, à cette différence près qu’il cherche à établir certaines relations entre les diverses synchronies. L’antinomie ne peut être surmontée que par un retour à la conception humboldtienne de la langue, c’est-à-dire en considérant, méthodologiquement, la description de la langue comme la description d’une technique ouverte (donc intrinsèquement dynamique) et en comprenant l’histoire de la langue comme la réalisation historique de cette technique. Saussure lui-même s’approche de cette conception dans son beau chapitre sur l’analogie, pourtant il ne remarque pas que le phénomène de l’analogie implique une négation au moins partielle de sa dichotomie entre synchronie et diachronie. Et il ne le remarque pas non plus parce que cette dichotomie est pour lui aussi une dichotomie entre « grammaire » et « phonétique » (entre technique et « matériau »).
1 Coseriu, E. (1968), “Sincronía, diacronía y tipología”, dans Antonio Quilis, Ramón Blanco Carril et Margarita Cantero (éds.), Actas del XI Congreso Internacional de Lingüística y Filología Románicas, (Madrid, novembre 1965), Revista de Filología Española, I, Madrid, 269-281 et 282-283 pour le « Débat » qui suit.
2 « Convergence des développements linguistiques », Revue de philosophie, 85, 1918 (rep. dans Linguistique historique et linguistique générale, I, réimp. Paris, 1948, 61-75) et La Méthode comparative en linguistique historique, Oslo, 1925, 98 et suiv.
3 Voir à ce sujet mon livre Sincronia, diacronia e historia (SDH), Montevideo, 1958, 126-131 [3e éd., Madrid, 1978].
4 « Une langue n’est ni un système clos, auquel aucun élément nouveau porteur de sens ne puisse être ajouté, ni un système complètement ouvert, dans lequel n’importe quel élément d’une autre langue (ou d’un système quasi linguistique) puisse être introduit en toute liberté », Language, 1956, 32, 467.
5 Cette « infinitude » ne concerne pas seulement, bien sûr, les phrases et les formes de phrases « possibles » mais encore non documentées dans la langue historiquement réalisée, mais aussi tous les éléments pour la construction de ces phrases et, d’une manière générale, toutes les fonctions linguistiques.
6 De presque tout l’essentiel de la doctrine transformationnelle, dans la mesure où elle est valable, on peut retrouver la trace dans les travaux de divers savants européens (Porzig, Bally, Kuryłowicz, Frei et d’autres). Quant aux problèmes théoriques d’ordre général dont s’occupe – sans base philosophique cohérente et, en vérité, sans grand résultat – la grammaire transformationnelle (le langage comme activité créatrice, la langue comme technique de la création linguistique, les systèmes linguistiques comme systèmes de possibilités, les niveaux de grammaticalité, le caractère et la valeur de l’intuition des locuteurs), qu’il me soit permis de rappeler qu’ils ont été explicités et largement traités par moi-même dans une série de travaux, à commencer par Sistema, norma y habla, Montevideo, 1952 (réimpr. dans Teoría del lenguaje y lingüística general, Madrid, 1962) [trad. fr. Système, norme et parole, Limoges, 2021] et, tout particulièrement, dans SDH.
7 Voir Chomsky, N. (1964), Current Issues in Linguistic Theory, La Haye, 22.
8 Le « savoir idiomatique » (« saber idiomático ») dans E. Coseriu (1981), Lecciones de lingüística general, Madrid, 2e, 1999, 268-269 (NdT).
9 On trouvera divers autres exemples (phoniques, grammaticaux et lexicaux) dans Sistema, norma y habla, chap. V (dans Teoría del lenguaje…, 70-88) [trad. fr. Système, norme et parole, Limoges, 2021, 77-90].
10 C’est aussi, en réalité, le concept de type entrevu, quoique non explicitement formulé, par la typologie linguistique traditionnelle telle qu’inaugurée par A. W. Schlegel. Le type comme « classe de langues » est un corollaire ou, plutôt, une application de ce concept.
11 Versuch einer neuen Typologie der romanischen Sprachen, à paraître. [Voir Essai d’une nouvelle typologie des langues , Sinaia / Bucarest : Université de Bucarest, Cours d’été et symposiums scientifiques (Sinaia, 25/07-31/08/1971). Disponible en ligne sur le site « Coseriu online » (NdT).]
12 Il convient de rappeler, à ce propos, que Saussure incluait, à raison, la création analogique dans les faits synchroniques, et signalait même la possibilité de créer en français des formes comme *interventionnaire, *répressionnaire, *firmamental, selon des modèles déjà existants dans la langue (Cours de linguistique générale, 3e partie, ch. IV, § 2, 225 et suiv.) : à l’évidence, il se réfère à la synchronie du système (v. SDH, 137). Toutefois, Saussure considérait le changement phonique comme un phénomène essentiellement distinct de l’analogie et, d’une manière générale, les faits phoniques comme radicalement différents des faits « grammaticaux », ce qui est inacceptable. Chomsky aussi formule des règles qui relèvent de la synchronie du système et de la diachronie de la norme (c’est-à-dire qui vont au-delà ce que qui est historiquement réalisé), mais il ne s’en aperçoit pas parce qu’il lui manque les concepts de « système » et de « norme » et qu’il ne se rend pas compte que les procédés qui constituent la technique linguistique sont à la fois synchroniques et diachroniques, autrement dit que dans la langue il n’y a pas de différence essentielle entre « règles de fonction » et « règles de changement ». Plus encore, il voit dans le fait que Humboldt ne fasse pas la distinction entre « rule-governed creativity » et « rule-changing creativity » une insuffisance de ce dernier (Current issues…, 22). En réalité, cependant, la « rule-changing creativity », pour autant qu’elle renvoie au développement interne de la langue (indépendamment de l’origine externe éventuelle des faits concernés), est une « rule-governed creativity » sur le plan du type et relève, simplement, des possibilités de la technique linguistique. Parce qu’il méconnaît le sens propre du langage en tant qu’activité créatrice et le caractère technique de la langue, et qu’il confond, en plus, l’universel du langage avec le général des langues, Chomsky, dans la dernière mouture de sa « théorie » Aspects of the Theory of Syntax, Cambridge, Mass., 1965) finit par tomber dans le mysticisme des idées innées, qu’il cherche même ingénument à justifier moyennant un curieux évolutionnisme teinté de positivisme. Il est regrettable de voir qu’un linguiste qui croit revenir à Humboldt fasse comme si Kant et Hegel n’avaient jamais existé et ignore complètement les contextes philosophiques réels et les fondements mêmes de la conception humboldtienne du langage.
13 C’est au fond ce à quoi conduisent les interprétations de Meillet, malgré son recours au concept illégitime de « tendance ».
14 Voir Saussure, F. de (1916): Cours de linguistique générale, éd. prép. par T. de Mauro, 1972, 226-228.
15 « La linguistique est la même chose que l’histoire de la langue » (NdT).
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