Les limites réelles de la traduction
The real limits of translation
Traduit de l’espagnol1 par Xavier Perret, xavperret@bluewin.ch
[Résumé]
Je me propose, dans cette conférence, de parler des limites réelles de la traduction. Le problème de ces limites a été posé dans la théorie de la traduction, et l’on a même écrit des livres à ce sujet. Cependant, à mon avis, ces limites ne sont pas réelles, elles sont fausses. On pense que la limite est due à la structuration différente du sens dans une langue par rapport à une autre. Il y a aussi une limite due au fait qu’un mot qui semble avoir une traduction facile dans une autre langue – par exemple esp. bosque traduit par Wald en allemand – peut éveiller des sentiments différents dans la langue cible. Ce ne sont pas là les limites véritables, mais d’autres déjà signalées depuis l’antiquité par des auteurs qui se sont frottés à la traduction, comme Horace et saint Jérôme. Le fait est que les langues ne se traduisent pas : ce sont les textes, qui se traduisent. Et dans les textes, ce que l’on traduit, c’est la réalité du sens. De ce fait, s’il y a un conflit entre le sens et la désignation utilisée pour transmettre ce sens d’une langue à une autre, c’est la langue − qui est simplement un instrument − qu’il faut sacrifier au moyen de l’adaptation. En conclusion, un défaut de correspondance dans le rapport sémiotique entre ce qui est dit et ce que l’on veut dire au moyen des langues est la véritable limite de la traduction.
[Communication]
Chers amis et, depuis hier aussi, compagnons, l’inconvénient des présentations n’est pas qu’il faille en être reconnaissant, mais que, après avoir été présenté comme vient de le faire ma disciple et amie María Ángeles Pastor Milán, on ne peut que décevoir le public, parce que ce
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public a été mis en condition pour attendre bien davantage que ce qu’il est possible de lui offrir, surtout dans les quarante-cinq minutes que m’a accordées – imposées −, avec sa discipline plus que germanique, notre bon ami le professeur Barrientos.
Je voudrais vous parler des limites réelles de la traduction. Pourquoi réelles ? Parce qu’il y a des limites, dont parle la théorie de la traduction, qui, à mon avis, sont fausses, ne sont pas des limites réelles. Il s’agit, précisément, de ces limites que l’on signale quand la problématique de la traduction est posée du point de vue des langues et des systèmes linguistiques, et quand la traduction n’est conçue que comme le passage d’une langue à une autre, quand on pense d’une certaine façon que ce qui se traduit ce sont les langues, que les langues se traduisent. Ainsi, les linguistes et les philosophes du langage, ou les philosophes tout court, qui se sont penchés sur le problème de la traduction, mais en fixant leur attention sur les langues en tant que telles, ont signalé comme limite de la traduction l’impossibilité de dire dans une langue ce qui se dit dans une autre langue, c’est-à-dire qu’ils ont trouvé la limite de la traduction, et l’on a même écrit des livres sur ce sujet, qui se présentent comme des ouvrages de théorie de la traduction ; on pense que la limite est due à la structuration différente du signifié dans les diverses langues, autrement dit que l’on ne pourra pas traduire, par exemple, effectivement, du français en espagnol, quelque chose comme fr. porter, mener, parce que la structure du français est, dans ce cas, entièrement différente de la structure correspondante de l’espagnol. Le français oppose d’abord « se mouvoir avec quelque chose qui se meut tout seul », à savoir mener, et « se mouvoir avec quelque chose qui ne se meut pas tout seul », à savoir porter, et distingue ensuite selon la direction de ce mouvement. En espagnol, par contre, cela n’a aucune importance ; nous faisons une autre distinction, très différente, entre traer et llevar (traer se fait vers l’endroit de la première personne, l’endroit où se trouve la première personne, llevar se fait vers l’endroit de la deuxième et de la troisième personne − c’est une structure que l’espagnol connaît aussi avec ir et venir) pour le simple fait de se déplacer ou pas avec quelque chose. Tout cela constituerait une difficulté encore plus grande, à la limite de la traduction, dans le cas de langues ayant des structures très différentes, radicalement autres. Ou encore, toujours en partant des langues, l’on a trouvé comme limites à la traduction le fait qu’un mot d’une langue ne puisse pas évoquer la même chose que sa traduction dans une autre par un mot correspondant à sa désignation objective. Ainsi, l’on a pu dire, par exemple, que jamais le mot espagnol bosque, « forêt », ne pourra exprimer ce que le mot Wald, qui est le mot allemand pour bosque, dit à un Allemand. Et cela non pas parce que l’espagnol fait la distinction entre bosque, floresta, selva, etc., mais simplement à cause de tout ce que le mot Wald évoque pour les Allemands dans un
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texte allemand. On dit que ce qu’évoque en réalité le mot par ce qu’il désigne, par la forêt elle-même et les sentiments – disons-le ainsi − suscités par le mot, ce sont les sentiments éveillés par la forêt elle-même.
Or, les uns et les autres se trompent, pour la simple raison que les langues, en ce sens, ne se traduisent pas, et que l’objet même de la traduction n’est pas les langues. Partant, comme toujours, conformément au principe général que j’ai déjà exposé hier − qu’il faut dire les choses comme elles sont −, partant donc de l’activité du traducteur, il faut attirer l’attention sur un fait fondamental : on ne traduit jamais des langues. L’activité de traduire est une modalité de l’activité de parler, et cette activité de parler se distingue des autres modalités de l’activité de parler par le fait que son contenu est donné d’avance − nous allons voir de quel type de contenu il s’agit −, et une traduction est un discours, ou un texte, parce que ce que l’on traduit dans tous les cas ce sont des textes et non pas des langues. Donc, le contenu traduit sera le contenu de textes, même d’un texte minimal, d’un texte qui peut être constitué d’un seul mot. Il n’y a là en réalité, dans le fait que l’on ne traduise que des textes, rien de nouveau ; cela a déjà été affirmé dans l’antiquité, du moins dans une partie de la théorie de la traduction, celle qui se rapporte aux méthodes de traduire et à l’idéal de traduction, déjà dans le premier traité véritable sur la traduction, qui est l’épître célèbre de saint Jérôme. Elle traite, précisément, des méthodes de traduire, et saint Jérôme y distingue au moins deux types de textes du point de vue de l’idéal de traduction et de la méthode de traduction. Ce qui signifie qu’il remarque implicitement que ce qui se traduit ce sont des textes. Saint Jérôme dit en effet que son principe − son critère −, pour traduire, a toujours été « non verbum e verbo, sed sensum exprimere de sensu » [‘non pas mot à mot, mais de rendre le sens par le sens’], sauf dans un cas (saint Jérôme, en effet, avait son exception), celui de l’Écriture sainte, dont il dit qu’il a dû traduire les mots, parce que là « et verborum ordo mysterium est », même ‘l’ordre des mots est un mystère’, et le traducteur ne doit donc pas intervenir dans le texte par son interprétation, car il court le risque de se tromper.
Beaucoup plus tard, également dans le cadre de cette théorie des idéaux de la traduction, Juan Luis Vives, dans De ratione dicendi, distingue aussi trois manières de traduire, selon le type de texte. Il distingue une manière de traduire où « solus spectatur sensus », où l’on ne tient compte que du sens du contenu objectif ; une autre où « sola [spectatur] phrasis et dictio », où l’on prend pour seul critère fondamental la façon de dire ; et une manière de traduire où il faut tenir compte autant du sensus que de la dictio. Selon lui, la première manière s’applique aux textes simplement informatifs, où il s’agit de transmettre, par la traduction, la même information objective, et où par conséquent l’on pourra changer les mots, ajouter ou retrancher
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quelque chose au texte. Pour les textes dont l’on ne tient compte que de la dictio, le critère fondamental est la façon de dire ; il avait surtout à l’esprit les déclarations publiques, les traités, les diplômes, etc., dont il dit qu’il faut s’attacher à conserver la façon dont la chose est dite, parce qu’ici ajouter ou retrancher quelque chose impliquerait de changer quelque chose au texte, d’intervenir dans le texte. Enfin, il y a les textes littéraires, où le comment fait partie du quoi du dire, et dont il faut conserver autant le sensus que la dictio2. Ce qui montre bien que le fait que seuls les textes se traduisent n’est pas une chose nouvelle. Malgré cela, il y a quelques années encore à peine, dans une excellente anthologie de textes sur la traduction, ma propre contribution a paru dans une partie intitulée « Traduction et linguistique du texte », comme s’il existait un autre type de traduction qui ne relevât pas justement de la linguistique du texte, avec tout ce que cela implique. Voilà donc notre point de départ, qui est précisément celui-là : seuls les textes se traduisent. Et conformément au principe du savoir du locuteur, dont nous parlions également hier, il s’agit ici d’appliquer le principe du savoir du traducteur. Que fait le traducteur quand il traduit ? Et à quoi reconnaît-il ce qu’il juge être une traduction ? Puisque c’est aussi ce que fait le traducteur, comment fait-il pour savoir si la traduction est bonne ou mauvaise ? Lui, le dirait autrement. Ce qui veut dire qu’il existe un savoir implicite des traducteurs eux-mêmes, qui avertit les traducteurs conscients – et il faut considérer que la majorité le sont –, et qu’il existe chez eux cette conscience de ce qu’est l’activité de traduire, de quelles en sont les conditions, et aussi de quelles en sont les limites. Il s’agit, comme nous le disions, d’un savoir intuitif3, et il faut porter ce savoir intuitif sur le plan de l’analysable, sur le plan du savoir fondé et justifié, ce qui est, précisément, la tâche de la linguistique en général et, en l’occurrence, de la linguistique en tant que théorie de la traduction.
On dit parfois, dans la théorie moderne de la traduction, que l’on ne traduit pas des mots, mais des expressions ou des phrases entières. Il y a là certes un fond de vérité, car toutes les phrases sincères et de bonne foi recèlent toujours un fond de vérité, mais cela reste très discutable. On dit, par exemple, que l’on ne traduit pas simplement le mot angl. hole, mais toute la construction keyhole, parce que l’on n’aura pas, dans une autre langue, « le trou de la clé », comme on dit en anglais, mais le trou de la serrure, etc. ; tout comme, dans d’autres langues,
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on ne traduit pas le mot juicio [« jugement »] mais toute la construction muela de juicio, ce qui donnera, par exemple, en allemand, la « dent de la sagesse » [Weisheitszahn], et en français la dent de sagesse, et en roumain ce serait « la dent de l’esprit ». Et il y a d’autres cas. Mais cela reste discutable parce que, d’un côté, dans le sens où l’on traduit les expressions et les phrases entières, on traduit aussi nécessairement les mots, et dans le sens où l’on ne traduit pas des mots, on ne traduit pas non plus des expressions ni des phrases entières, parce que si les mots ne se traduisaient pas, alors nous ne pourrions pas dire que dans tel texte précis un mot n’a pas été traduit, ou que tel mot y a été mal traduit. Par exemple, nous pourrions trouver, dans une traduction italienne d’un texte d’Antonio Machado, la phrase La cebada está crecida traduite par L’orzo è cresciuto, et ce serait là une mauvaise traduction. Qu’est-ce qui a été mal traduit ? Le mot está, parce que ce mot − de par sa fonction, de par ce qui est dit là, au moyen de ce mot −, dit que l’orge « a atteint tel stade de croissance, telles dimensions précises », et, par conséquent, il aurait fallu traduire, par exemple, par L’orzo è già cresciuto, en ajoutant ce già, ou simplement par L’orzo è già alto, ce qui serait encore mieux, parce qu’il s’agit là de la constatation des dimensions atteintes par l’orge.
Inversement, dans le sens où nous disions que les mots ne se traduisent pas, les expressions non plus ne se traduisent pas. Par exemple, pour dire ce que l’on dit en espagnol, dans diverses régions, pour dire que le niveau de la mer, quand l’on s’y baigne, n’atteint pas la tête, on dit aquí no cubre, mais dans d’autres régions l’on adopte un autre point de vue, qui est celui des pieds – comme si les pieds pouvaient avoir un point de vue ! – et l’on dit aquí se hace pie [en fr. ici on a pied], qui signifie que quand l’on s’y tient debout, on a la tête hors de l’eau, ou encore que l’on touche le sol, le fond, avec les pieds. En italien, on ne peut pas le dire ainsi : *qui non copre − personne ne comprendrait, parce qu’en Italie il ne s’agit pas de ce que l’eau ne recouvre pas la tête −, mais l’on dit qui si tocca, « ici on touche [le fond] », et en allemand on dit encore autre chose qu’en italien : Hier kann man stehen, ou encore Hier steht man, « ici on peut se tenir debout », et le sous-entendu est que l’on peut s’y tenir debout sans que l’eau n’entre par la bouche ou dans les oreilles. Cela signifie que ce que l’on traduit toujours, c’est le contenu donné par les mots, dans la mesure où les mots contribuent au contenu du texte, et c’est là ce qu’il faut traduire : ce qui est donné par les constructions.
Maintenant, de quel contenu s’agit-il ? Certainement pas du contenu de langue, mais du contenu de discours : ce qui se dit au moyen de la langue dans un discours déterminé, y compris dans un discours d’un seul mot. Supposons, à titre d’exemple, que l’on me demande ce que signifie et comment traduire dans la plupart des textes en latin Quid agis? Je dirai que cela
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signifie « Que fais-tu ? » ou « Qu’es-tu en train de faire ? », et en effet l’expression Quid agis? contribue bien de cette manière au contenu de très nombreux textes. Mais si l’on me demande comment il faut traduire le Quid agis? de la célèbre Satire III de Horace, où un inconnu prétend être un ami de Horace et en le rencontrant lui lance Quid agis?, je dirai qu’il ne s’agit plus là de « Que fais-tu ? » ou de « Qu’es-tu en train de faire ? », mais d’une formule de salutation qu’il faudra traduire, par exemple, par ¿Qué tal? ou ¿Cómo te va? [« Comment (ça) va ? »], ou dans d’autres régions hispaniques par ¿Qué hay? ou ¿Qué hubo?, comme on dit au Venezuela, par exemple ; et dans une autre langue, il faudra le traduire aussi par ce que l’on dit dans cette situation, dans ce cas-là. Il y aura peut-être aussi des langues dans lesquelles on pourra traduire plus ou moins par « Que fais-tu ? » : comme les Romains parlaient presque anglais, ils disaient donc la même chose, même si les valeurs de la formule de salutation How do you do? ne sont pas exactement les mêmes que dans le Quid agis? que l’on peut dire en se présentant. On pourrait presque le traduire littéralement par « Que fais-tu ? » ou « Comment fais-tu ? » en roumain, par exemple, où « Qu’es-tu en train de faire ? » est encore une formule de salutation très courante, presque comme en latin, parce que le roumain a conservé dans de nombreux cas les formules textuelles et discursives du latin, tandis que les autres langues romanes les ont remplacées dans divers cas par d’autres formules.
Je vais vous donner deux autres exemples du fait que l’on ne traduit pas des langues mais des textes : l’un provient de nos langues et l’autre est plus complexe et vient d’une langue exotique. Il y a, dans un film allemand, un fait très bien observé, où quelques travailleurs italiens en Allemagne interpellent une femme dans la rue en disant Frau! Frau!, traduisant ainsi de l’italien le mot signora de ce texte. Signora se dit effectivement Frau en allemand, mais dans d’autres contextes, dans d’autres situations ; dans la circonstance qui nous occupe, il ne peut pas être employé sans y ajouter le nom de famille. De même aussi que pour dire « monsieur », il faut ajouter le patronyme, autrement l’on dit Mein Herr, ou Meine liebe Frau [si c’est une femme], ce qui est beaucoup trop relevé et ne se dit pratiquement jamais dans ce cas si l’on ne se connaît pas. Si l’on connaît la personne, alors on l’appelle par son nom. Dans les bureaux allemands où l’on accueille le public, l’employé porte normalement un badge avec son nom, et pour lui dire « Monsieur » on regarde comment il s’appelle et l’on dit son nom. Dans le cas contraire, il faut dire simplement Bitte, « s’il-vous-plaît », « excusez-moi », parce que l’on ne peut simplement pas dire Frau ou Herr sans le nom de famille, même s’il est vrai que Frau peut être traduit dans de très nombreux autres cas soit par « femme », soit par « madame », sans le nom de famille, c’est-à-dire, en fonction des textes.
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Maintenant, un exemple tiré d’une langue exotique : une phrase toute simple en japonais pour montrer que la langue ne se traduit pas et voir ce qui se traduit. Un petit texte qui, en traduction, donnerait les enfants viennent ou un enfant vient, ou encore au futur, parce que la grammaire utilise ici le présent dans un sens futur, mais rien de ce que l’on trouve dans ce petit texte [japonais] ne correspond aux valeurs que nous trouvons dans la traduction, même si la traduction dit en un certain sens la même chose autrement. Et même de ce point de vue lexical, ce mot4 japonais ne signifie pas à proprement parler « venir », car c’est un intransitif de [esp.] dar [« donner »], qui serait comme darse [« exister »]. Mais laissons cela de côté et voyons s’il s’agit de « venir », parce que, dans ce cas, ce verbe est complètement impersonnel − tous les verbes japonais sont comme les verbes « pleuvoir » ou « neiger ». Il y a une « action de venir », cependant l’on ne dit pas que quelqu’un vient, mais plutôt « qui vient ? ». Il y a un enfant, mais il n’est ni au singulier ni au pluriel ; par conséquent, il signifie quelque chose comme « un certain nombre d’exemplaires de la classe », ou, si l’on veut, « tous les exemplaires de la classe » ; et ce mot, wa, n’est pas le signe d’un nominatif, comme on l’explique parfois dans les grammaires, mais du sujet [du discours]5 : il s’agit seulement du morphème signalant le thème dont l’on est en train de parler. Ce qui veut dire qu’à propos de ce dont on est en train de parler, il est d’un emploi analogue à celui que nous avons, par exemple, dans « l’enfant étudie, mais pour ce qui est d’étudier, il n’apprend rien ». Ce que cette expression signifie en japonais c’est « en ce qui concerne un certain nombre d’éléments de la classe “enfant”, il y a un “venir” », mais personne ne pourrait la traduire ainsi parce que, précisément, cela ne se dit pas ainsi dans nos langues. Dans d’autres langues, on dit, par exemple, l’enfant vient, ou les enfants viendront, et cela, qui paraît si étrange, se retrouve aussi dans d’autres langues : ainsi, par exemple, on ne traduit pas le vengo [« je viens »] espagnol en italien en disant ce que dit ce mot en espagnol, parce qu’en espagnol ce mot signifie « je me déplace en direction de l’endroit de la première personne » − et qui traduira de cette façon en analysant le contenu espagnol ? Dans certains cas, l’espagnol emploiera venir pour indiquer le mouvement depuis l’endroit de la première personne, et dans d’autres cas il emploiera ir, s’il s’agit du mouvement vers une deuxième personne, parce qu’il y a une différence entre l’italien − et aussi le catalan − et l’espagnol. En italien et en catalan, les verbes pour dire « venir » sont des verbes de mouvement vers l’endroit de la première et de la deuxième personne, tandis qu’en espagnol [venir] est un
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verbe de mouvement exclusivement vers l’endroit de la première personne, comme aussi le verbe vir en portugais.
Si je suis ici et qu’un ami m’appelle depuis ce coin là-bas et que je veux lui faire comprendre que je vais me déplacer vers l’endroit où il se trouve, je lui dirai en italien Vengo, parce que c’est l’endroit de la deuxième personne, alors qu’en espagnol je dois dire Voy, parce qu’en espagnol Vengo indiquerait la direction de l’endroit où je me trouve.
Qu’est-ce alors qui se traduit et qu’est-ce qui ne se traduit pas ? En réalité, on ne traduit pas les signifiés de langue, la valeur de contenu donnée par la langue. On ne la traduit pas parce que, par définition, elle relève toujours d’une langue particulière et qu’elle est donnée par les oppositions propres à cette langue. On trouve rarement des signifiés dans les textes, ce que l’on y trouve, en réalité, c’est une utilisation des signifiés pour renvoyer à un état de choses, à une situation extérieure au langage lui-même, où il s’agit de désigner quelque chose − parce qu’il faut connaître, c’est certain −, mais pour désigner, pour renvoyer à un état de choses, afin de pouvoir faire passer ce signifié de la langue de départ au signifié de la langue d’arrivée, − parce que nous voulons nécessairement identifier la désignation, ce qui est désigné dans ce texte par ce moyen, effectuer donc ici une opération sém[as]iologique −, et nous nous demandons : « Comment dit-on cela, à l’aide de quel signifié, dans cette autre langue ? » Autrement dit, il faut procéder à une opération onomasiologique. On pourrait dire aussi que pour traduire la désignation donnée dans les textes, il faut désidiomatiser, se déprendre d’une langue pour saisir quel est le contenu de pensée non déterminé linguistiquement, puis à partir de celui-ci trouver, par un processus de encoding, comment l’exprimer, c’est-à-dire le réidiomatiser, se demander comment l’on nomme ce contenu dans l’autre langue et dans tel cas précis. Je dis dans tel cas précis, parce qu’il s’agit toujours non pas simplement de la langue, mais de la langue employée dans tel texte précis, et il y a toute une série de restrictions et de conditions à l’emploi de la langue dans les discours. Bien6 sûr que l’on pourrait dire, pour dire « grand comme ça » en allemand, donc « so »… [p]arlant de dimensions à une conférence, un professeur anglais disait Wie das, et pour lui c’était l’idée, mais cela ne se dit pas ainsi en allemand, bien que « comme ça » pourrait effectivement se dire ainsi, quoique pas dans ce cas-là. Mais il faut aller encore plus loin, jusqu’à la fréquence d’emploi [dans la langue] et jusqu’aux formules figées de cet emploi. Jusqu’à la fréquence d’emploi, par exemple, du mot sólo dans un texte espagnol : dans
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un texte de plusieurs pages, je trouve à la place de ce mot seulement no más que. Je me dis alors que ce texte est traduit du français, parce que, bien que cette tournure soit admise en espagnol, sa fréquence d’emploi y est exactement l’inverse de celle de ne… que en français ; autrement dit, en français, on dit surtout ne… que, et dans certaines circonstances ont dit seulement, uniquement, tandis qu’en espagnol c’est l’inverse, on dit avant tout sólo, et seulement dans certaines circonstances no más que. Si je trouve régulièrement, dans un texte espagnol, des adverbes en -mente, je me dirai alors que ce texte aussi a probablement été traduit du français, parce qu’en espagnol les adverbes en -mente s’emploient, certes, mais dans certaines circonstances bien précises, et dans de très nombreux cas, au lieu d’un adverbe en -mente, il faut employer une périphrase adverbiale, et ne pas dire par exemple seguramente, mais con toda seguridad, ni naturalmente, mais desde luego ou por supuesto, etc. Et si je trouve tout cela dans un texte, alors je me dirai que ce n’est pas de l’espagnol, même si cela peut être un espagnol tout à fait acceptable. Et l’on peut même aller jusqu’aux expressions figées dépourvues de motivation linguistique ou sémantique apparente, comme dans le cas de blanco y negro en espagnol. En italien et en roumain aussi l’on dit « blanc et noir », dans cet ordre, mais pas en français, où l’ont dit noir et blanc. En anglais aussi c’est l’inverse, comme en allemand, il faut dire d’abord « noir » et ensuite « blanc » : black and white, schwartz-weiss.
Voilà pour ce qui est de la désignation. Mais le texte a, en plus de la désignation, un contenu − et seuls les textes ont ce contenu −, que j’appelle le sens. Un texte est quelque chose, il est dit pour une raison, il est dit par nécessité, ce peut être une constatation, une formule de salutation, un ordre, une requête, etc. ; ce sont ces faits élémentaires de sens qui sont communiqués. Là où le sens coïncide avec le signifié, là où l’on constate simplement les choses, on a pris la phrase assertive, l’axiome des stoïciens, comme modèle de la phrase en général, alors que les stoïciens distinguaient d’autres phrases porteuses d’autres sens, et dans ce cas – dans le cas, par exemple, de notre Quid agis? qui se présentait comme un « Que fais-tu ? » du point de vue de la désignation, mais pas du point de vue du sens, parce que le sens de la question n’était pas d’interroger la personne sur ce qu’elle est en train de faire, mais de la saluer par cette formule, autrement dit, elle avait un sens très différent – dans ce cas, donc, il faut se demander comment traduire cette formule en tant que formule de salutation. Si l’on considère ces deux formes du contenu, la désignation et le sens, et si l’on ajoute à cela qu’un texte n’est jamais constitué uniquement de langage, de langue, mais qu’il peut supposer une connaissance précise des choses, y compris la connaissance d’autres textes − dans le journal d’hier, par exemple, je suis tombé sur le titre « Crónica de un relevo anunciado », que l’on peut bien sûr traduire
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immédiatement, cependant, quand on le traduit, il ne s’agit pas de le rendre directement, mais de faire référence avec lui à un titre bien connu de García Márquez, où il n’est pas question exactement d’un relevo [« remplacement »], mais d’autre chose, mais qui de toute façon est annoncée −, et si l’on tient compte du fait que la réalité dont l’on parle ici peut aussi être la langue elle-même, alors on peut voir quelles sont les limites réelles de la traduction.
Première limite réelle : comme il peut y avoir un conflit entre la désignation et le sens, c’est-à-dire le symbolisme − par exemple, la couleur noire dans nos communautés peut être utilisée pour le symbolisme de la couleur blanche dans d’autres communautés, pour le deuil, la tristesse, etc., il faudrait donc traduire ici « noir » par « blanc », pour ainsi dire, ou ne pas le traduire, ou traduire « noir » par « noir » et opter pour la désignation −, le traducteur optera soit pour la désignation plutôt que pour le sens, soit pour le sens plutôt que pour la désignation, selon les possibilités qui s’offrent à lui. Nous renonçons tous ainsi tous les jours à la désignation et nous traduisons seulement le sens tel qu’il se traduit dans toute une série de formules figées et de textes traditionnels très courts. Personne ne traduit, par exemple, all. Guten Morgen, en français ou en espagnol, par « bon matin » ou « buena mañana ». Pourquoi ? Parce que pour ce texte-là on dit toujours bonjour et buenos días, en d’autres termes, on renonce à la désignation − au fait que l’on parle là du matin − et l’on traduit le sens. Personne ne traduit all. Kein Eingang par « aucune entrée », mais par Défense d’entrer ou esp. Prohibido entrar, comme cela se dit dans l’autre langue, en renonçant à la désignation, et c’est cela qui tient lieu d’équivalence de traduction. Et l’on sait très bien qu’en réalité ce n’est pas une équivalence de langue, mais une équivalence d’emploi dans les textes.
On parle également avec la réalité connue, mais ce que l’on traduit ce n’est que le rapport sémiotique entre ce que l’on dit et ce qui est effectivement dit au moyen du langage, c’est-à-dire [entre] sens et désignation. Par conséquent, il ne faut pas demander à la traduction qu’elle traduise, par exemple, les sentiments si extraordinaires qu’éprouvent les Allemands à l’égard des forêts, parce que c’est là le sacrifice que doit faire le traducteur, sauf s’il voit que c’est quelque chose d’absolument indispensable dans le texte, et il ajoute alors quelque chose, silencieusement : il fait de la traduction une adaptation, parce qu’il ne peut pas traduire ce que le texte ne dit pas, sauf s’il s’agit d’une réticence de la langue, ce que la langue laisse comme non organisé. Dans ces cas-là, il faudra ajouter ou retrancher, selon que la langue est réticente ou redondante. Par exemple, en anglais, on dira I wash my hands, tandis qu’en espagnol, comme je n’ai pas besoin de préciser que ce sont mes mains que je lave, je dis Me lavo las manos [« je me lave les mains »], et je le dis aussi ainsi en allemand, et l’on comprend que si je me les lave,
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ce sont les miennes, et en portugais aussi on dit simplement Lavo as mãos, sans même le « me ». La limite est fixée par le conflit possible entre le sens et la désignation.
Deuxièmement, il faudra introduire, expliciter dans le texte, toute la réalité implicite, impliquée, comme allusion à un sens caché, etc., dans le texte − la réalité connue, donc ; par exemple, pour une communauté qui ne sait pas que Jupiter était un dieu, il faudra mettre « le dieu Jupiter », intervenir dans le texte, et alors là, oui, le texte sera une adaptation.
Dans les faits, on ne traduit pas cette réalité qu’est la langue elle-même, même si l’on parle à demi-mot ou si l’on fait allusion à une distinction propre à cette langue, qui ne peut pas être propre à une autre. S’il s’agit de traduire, par exemple, la phrase Vous gagnerez, mais vous ne vaincrez pas, cette phrase ne peut pas être traduite en italien, où l’on dirait dans les deux cas vincere ; puisque l’on n’y fait pas la distinction entre « gagner » et « vaincre », il faudra modifier le texte, parce que ce que fait là le texte français, c’est signaler une opposition propre au français. Si quelqu’un dit Mira que aquel señor trae tal cosa, et si je dis No, no la trae sino que la lleva, cela non plus ne peut pas être traduit en italien, parce que j’utilise explicitement une opposition propre à l’espagnol. Et il est évident que l’on ne peut pas traduire le mot casa, par exemple, dans « Casa tiene quatro letras », « Casa empieza por c » : on ne peut pas dire « Maison a quatre lettres » parce que ce n’est pas vrai, pas plus qu’il ne commence par la lettre c. Dans ce cas-là, il faudra conserver le mot casa. On ne peut pas non plus imiter une langue au moyen d’une autre ; l’imitation n’est pas traduisible, et il faut donc trouver des moyens d’adapter. Dans un épisode d’Astérix chez les Bretons, des Celtes de Bretagne tombent sur une patrouille romaine et s’exclament : « Une romaine patrouille ! » Qui connaît le français sait que c’est là une façon d’imiter les Anglais au moyen de l’ordre des mots, parce qu’en français l’on dirait une patrouille romaine, et non pas une romaine patrouille. Il est clair que cela ne peut pas se traduire en allemand, ni en anglais : en allemand, parce que l’ordre y est exactement le même qu’en anglais, et il faudrait trouver un autre moyen, qui soit un moyen d’imiter l’anglais en allemand ; et cela ne peut pas non plus se traduire en anglais parce que l’anglais n’imite pas l’anglais. La limite de la traduction est donc posée par la langue elle-même, dans la mesure où il faut s’efforcer de maintenir l’idiomaticité de cette langue dans sa particularité en tant que telle. Par exemple, si dans un texte en français, on trouve quelque chose en anglais, on ne pourra pas le traduire dans une autre langue en conservant l’anglais. Mais on ne peut pas traduire l’anglais en anglais, parce que le reste du texte aussi a été traduit ; on ajoutera donc une note indiquant « En anglais dans le texte original », mais l’on perdra du même coup tous les effets de la présence de l’anglais dans un texte français.
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Voilà quelles sont les limites réelles de la traduction, et là il ne reste plus qu’à adapter, essayer de se rapprocher du sens par d’autres moyens. Mais ceux qui disent que Wald ne peut pas être traduit n’ont pas tout à fait tort, car, en effet, ce mot ne peut pas être traduit dans le langage absolu, là où ce doit être précisément le mot Wald et pas autrement, là où aussi cette sonorité et cette valeur propre du mot Wald en allemand se manifestent de cette manière. Tout cela signifie donc que, dans la tradition de la poésie, qui est le langage absolu, il ne peut y avoir que des approximations, ou des adaptations, et jamais de traduction effective − c’est-à-dire d’une désignation à une autre −, parce que l’absolu dans une langue n’est pas simultanément absolu dans d’autres langues. Et tout cela veut dire quelque chose d’autre, et je terminerai là-dessus : on a fait remarquer, en parlant des conditions de la traduction, que traduire c’est parler en général, parler au moyen d’une langue et créer des discours avec des contenus déterminés, cela signifie aussi, et c’est pour cette raison que j’ai choisi ce thème, cela signifie que la traductologie est la forme intégrale de la linguistique appliquée, parce que la traductologie doit appliquer la linguistique de l’activité de parler en général, la linguistique des langues − parce que les langues sont les instruments de la traduction − et la linguistique du texte, parce que, précisément, on ne traduit que des textes. Merci.
« Lost in transcription » : remarques sur le texte et la traduction
Le résumé qui précède le texte de la conférence a été publié dans les actes mêmes de la conférence la même année7. Nous le traduisons ici à partir de sa reproduction dans un article de José Polo8 . Le texte de la conférence lui-même n’a été publié que deux ans plus tard, dans un autre volume9. Dans son article, José Polo suppose que l’absence du texte de la conférence dans les actes de celle-ci est due au fait qu’il n’avait pas encore été transcrit. Il ajoute que « sa provenance orale est évidente » et qu’il « n’est pas certain que [Coseriu] l’eût révisé ou en eût corrigé les épreuves ».
Considérant le soin que Coseriu apportait habituellement à l’édition de ses textes, il paraît assez évident qu’il n’a pas révisé ni revu le texte de cette conférence après sa transcription et n’en a pas corrigé les épreuves. C’est ce qu’indique un certain nombre d’erreurs matérielles, comme le titre erroné de l’œuvre de Juan Luis Vives, les erreurs dans les citations latines de
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saint Jérôme et de Vives, l’erreur de genre de l’article devant le mot français dent, les exemples italiens mal orthographiés, entre autres10. Par ailleurs, Coseriu avait l’habitude de numéroter systématiquement ses paragraphes ; or, cette numérotation fait ici entièrement défaut. À quoi l’on peut ajouter que la ponctuation de la transcription, loin de constituer une aide à l’interprétation, tend à l’obscurcir en distinguant mal les périodes et les digressions, en séparant ce qui devrait être joint et en ne séparant pas ce qui devrait l’être : incises, apartés, répétitions, interruptions et/ou changements de direction du discours se succèdent ainsi sans toujours qu’une ponctuation claire ne vienne compenser, même en partie et dans la mesure du possible, l’absence des indications portées par l’intonation, la longueur des pauses et, sans doute aussi, la gestuelle. Non seulement la provenance orale ressort-elle donc clairement du texte original, mais, au risque d’iconoclasme, une certaine mesure d’improvisation dans le discours n’est peut-être pas à exclure non plus (ce qui pourrait expliquer pourquoi le texte, se résumant peut-être à de simples notes, n’a pas été publié dans les actes originaux) ; il est cependant difficile ici, voire impossible, de faire la part de ce qui peut être dû à une transcription partiellement défaillante et de ce qui pourrait être imputable à une hypothétique improvisation au fil de l’exposé. En outre, la brièveté de la communication (v. la remarque de Coseriu au tout début) explique sans doute aussi le caractère elliptique de l’exposition de certaines idées que Coseriu a développées plus amplement ailleurs11.
La parole en général, c’est-à-dire l’activité de parler considérée au niveau universel et indépendamment d’une langue donnée, a écrit ailleurs Coseriu12 , se réalise communément en accord avec une technique universelle que l’on peut appeler "savoir élocutionnel". Cette technique implique toute une série de normes de conformité de l’expression avec des normes logiques de “cohérence” – en particulier des normes d’agencement approprié, de non-contradiction et de non-tautologie −, qui, en principe…, valent pour tout discours en toute langue... Les normes logiques du savoir élocutionnel… sont universelles par leur nature… parce qu’elles sont rationnellement antérieures aux techniques historiques du langage qu’on appelle “langues”.
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Il faut, cependant, pour que le texte soit compréhensible et interprétable en tant que tel, que cette cohérence prélinguistique laisse des traces dans le discours. Ces traces, nous les voyons dans les « rapports de cohésion » étudiés par Michael Halliday, c.-à-d. dans les « rapports de signification qui existent dans un texte et qui le définissent en tant que texte », un texte étant défini comme « tout passage, parlé ou écrit, de quelque longueur que ce soit, qui forme un tout unifié ». Ces liens, comme il les appelle, sont d’ordre sémantique (ils sont « indépendants de la structure ») et confèrent au texte sa « texture », c.-à-d. son caractère d’unité sémantique. Ils sont : la référence, la substitution, l’ellipse, la conjonction − qui constituent la cohésion grammaticale −, et la cohésion lexicale13. « Il y a cohésion, explique encore Halliday, lorsque l’interprétation d’un élément du discours dépend de l’interprétation d’un autre. L’un présuppose l’autre, au sens où il ne peut pas être effectivement décodé, sauf en y ayant recours. Quand cela se produit, un rapport de cohésion est établi, et les deux éléments, le présupposant et le présupposé, sont de ce fait intégrés… dans un texte ». Halliday reconnaît le caractère cohésif des relations structurales à l’intérieur des unités grammaticales (du mot jusqu’à la phrase), mais au-delà de la phrase, la cohésion change de nature : elle devient sémantique, en ce qu’elle dépend de l’interprétation de formes qui, appartenant à des unités grammaticales séparées, ne sont plus liées entre elles par des relations structurales : « Des phrases structurellement indépendantes les unes des autres peuvent ainsi être liées ensemble par des traits particuliers de leur interprétation. »14 La cohésion sémantique est ainsi définitoire et constitutive du texte en tant qu’unité, dont elle assure la cohérence. Et quand les liens de cohésion se distendent, la texture se défait, la cohérence se dissipe, l’ambigüité s’installe et l’interprétation devient problématique. Telle est l’impression que laisse, par endroits, le texte de cette communication de Coseriu : celle d’un relâchement des liens de cohésion.
Comment, dans ces conditions, interpréter correctement certains passages obscur(ci)s ?
Il faut remonter à l’intention communicative de l’auteur, telle qu’elle est actualisée dans et par le texte. Nous assimilons le texte − défini comme unité sémantique, donc comme un signe complexe (c.-à-d. composé d’autres signes symboliques) représentant la pensée de son auteur − à une vaste proposition, dont la cohérence est assurée par la cohésion entre les signes qui la composent (blocs dialectiques, propositions secondaires, eux-mêmes composées de phrases, de syntagmes, de mots : les différents niveaux de structuration du texte). Cette intention communicative, qui est pur sémantisme, est coulée dans des formes, qui se manifestent dans
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des expressions, selon la conception de la langue en trois strates (sémantique, lexico-grammaticale et phonologique) de Halliday15. On retrouve analogiquement dans cette conception les trois plans du langage selon Coseriu : le plan universel de la parole non réalisée, le plan historique de la langue et le plan occasionnel du discours (c.-à-d. de la pensée exprimée)16. Et puisque, selon Coseriu, « toute pensée sensée des êtres humains adultes obéit, en principe, à certaines normes générales que l’on peut appeler conventionnellement “normes de cohérence” » et que « le discours… suit, en principe, les normes universelles “de cohérence” de la parole en général »17, il est permis de voir dans ces « normes logiques de cohérence » qui sous-tendent le « savoir élocutionnel » du locuteur, parce qu’elles sont universelles et prélinguistiques, l’interprétant qui permet de comprendre le texte et, accessoirement, d’en reconstituer les liens de cohésion.
L’unité du texte étant admise a priori, c’est donc au niveau des blocs propositionnels (blocs de texte présentant une unité dialectique distincte) que nous avons d’abord travaillé, en modifiant le découpage proposé par la ponctuation du transcripteur, pour séparer et réunir plus formellement ce qui devrait l’être. Quoique nous ayons respecté dans l’ensemble les blocs typographiques, nous avons parfois éprouvé le besoin d’en modifier les limites. Dans ces limites, nous avons modifié le découpage phrastique, et notamment introduit des signes de ponctuation supplémentaires (parenthèses et tirets, points-virgules) pour scander les périodes longues ainsi reconstituées, entrecoupées d’exemples et de digressions. Une fois ces blocs dialectiques délimités, commence le travail de renforcement de la cohérence au moyen des liens de cohésion mentionnés plus haut (la ponctuation, substitut partiel de l’intonation, étant l’un de ces moyens, peut-être même l’orchestrateur), qu’il a fallu identifier, renforcer, rétablir, voire inventer : la limite entre traduction et adaptation s’estompe ainsi parfois à mesure que l’on descend dans les niveaux de structuration du texte – c.-à-d. du texte comme signe aux éléments de complexité décroissante qui le composent –, tant les deux s’y entremêlent. Dans tout cela, nous avons cependant conservé au texte, tout en l’atténuant, son caractère d’exposé oral, dont nous avons effacé quelques redondances informationnelles pour en faciliter la lecture. D’une manière générale, nous sommes restés très conservateurs, le but n’étant pas d’établir une édition du texte, mais plus modestement d’en proposer une traduction lisible. Il nous faut, pour finir,
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demander l’indulgence du lecteur, car, en l’absence d’un retour à l’exposé oral, ce travail reste en partie inachevé et conjectural.
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1 Coseriu, E. (1995) : “Los límites reales de la traducción”, dans Jorge Fernández Barrientos et Celia Wallhead (eds.), Temas de Lingüística Aplicada, Granada : Universidad de Granada, 155-168.
2 Coseriu a consacré deux essais à J. L. Vives : „Das Problem des Übersetzens bei Juan Luis Vives“, Interlinguistica. Sprachvergleich und Übersetzung. Festschrift zum 60. Geburtstag von Mario Wandruszka, Tübingen : Niemeyer, 1971, 571-582, et „Zur Sprachtheorie von Juan Luis Vives“, Festschrift zum 65. Geburtstag von Walter Mönch, Heidelberg : F. H. Kerle, 1971, 234-255. Nous rectifions les citations d’après ces deux articles (NdT).
3 On retrouve ici la « connaissance préalable », le « savoir originaire », sources de « l’intuition éidétique » du locuteur, dont parle Coseriu dans Forme et substance dans les sons du langage, trad. fr. Limoges : Lambert-Lucas, 2021 (NdT).
4 Il faut supposer ici qu’E. Coseriu a écrit la phrase sur un tableau, ou l’a projetée sur un écran, et montre le mot, à moins que celui-ci n’ait été omis à la transcription… (NdT).
5 Le sujet logique, donc, et non grammatical (NdT).
6 Il semble y avoir un hiatus au début de cette phrase. Elle commence sans majuscule en début de ligne in media res et sans lien avec la précédente, laquelle se termine en bout de ligne par une virgule. Nous l’interprétons comme une phrase commencée puis interrompue par Coseriu, qui se reprend en cours d’énoncé pour présenter son exemple sous un autre angle. Nous adaptons la ponctuation en conséquence (NdT).
7 J. Fernández-Barrientos Martín (coord.) (1993) : Jornadas Internacionales de Lingüística Aplicada: Robert J. di Pietro. In Memoriam (Granada, 11-15/01/1993), vol. I, Granada: Instituto de Ciencias de la Educación, 11.
8 “Trabajos de Eugenio Coseriu, en lengua española, sobre la traducción y su entorno”, https://revistas.uma.es/index.php/trans/article/view/3214/9826, consulté en ligne le 23/02/2023.
9 Voir note 1.
10 Toutes erreurs corrigées, dans la mesure de leur détection, dans la présente traduction.
11 Voir “Lo erróneo y lo acertado en la teoría de la traducción”, dans El hombre y su lenguaje, 2e éd., Madrid: Gredos, 1991 [1977], 214-239, trad. fr. « Le vrai et le faux dans la théorie de la traduction », Energeia VII (2022), 219-238 ; “Alcances y límites de la traducción”, Lexis (Lima) XXI (1997), 2, 163-184, trad. fr. « Portée et limites de la traduction », Cahiers de l’Ecole de Traduction et d’Interprétation (Genève) 19 (1997-1998), 19-34 ; “Para una teoría lingüística de la traducción”, conférence donnée le 6 mars 1998 à la Universidad de Las Palmas de Gran Canaria, publié dans E. Coseriu (2016) : La semántica en la lingüística del siglo XX: tendencias y escuelas, édition de Maximiano Trapero, Madrid : Arco / Libros, 197-220.
12 « Logique du langage et logique de la grammaire », dans Jean David et Robert Martin (dir.) (1976), Modèles logiques et niveaux d’analyse linguistique, Paris : Centre d’Analyse syntaxique de l’Université de Metz, 15–33 ; repris dans E. Coseriu (2001) : L’Homme et son langage, Louvain/Paris : Peeters, 141-164 (144-145).
13 M. A. K. Halliday et Ruqaiya Hasan (1976): Cohesion in English, Londres : Longman, vii, 1-4, et 7.
14 Ibid., 4-10.
15 Ibid., 5.
16 « Logique du langage et logique de la grammaire », dans L’Homme et son langage, 142 et 144. Où l’on peut aussi voir, dans l’ordre, les trois catégories, ou modes d’être, de Peirce : la priméité (la potentialité), la tiercéité (la légalité ou régularité générale) et la secondéité (l’actualité).
17 Ibid., 141-142 et 156.
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