Cristian Bota, Genève

Eugenio Coseriu et le potentiel épistémologique de l’energeia langagière

Dans le cadre des sciences du langage, le terme d’energeia évoque immanquablement le passage de l’Introduction à l’œuvre sur le kavi de Wilhelm von Humboldt où on apprend que « en elle-même, la langue est non pas un ouvrage fait (Ergon), mais une activité en train de se faire (Energeia) » (Humboldt 1836/1974: 46 1 ). Bien que cette affirmation n’apparaisse qu’une seule fois dans le corpus des textes humboldtiens, les interprètes de Humboldt (en commençant avec Steinthal) l’ont considérée comme étant tout à fait centrale pour sa conception du langage (Di Cesare 1987: 67). A partir de l’Introduction à l’œuvre sur le kavi, le concept d’energeia langagière a été repris et retravaillé par une longue lignée d’auteurs – philosophes, psychologues ou linguistes –, à différents niveaux d’approfondissement et avec des conséquences plus ou moins importantes au plan philosophique et au plan méthodologique. Ainsi, en s’en tenant à des auteurs qui nuancent l’interprétation de la problématique, Jost (1960: 81-134) discute les idées de Rudolf Haym, Heyman Steinthal,

Cristian Bota: Eugenio Coseriu et le potentiel épistémologique de l’energeia langagière - 33 -

Hermann Paul, Franz Nikolaus Finck, Wilhelm Wundt, Ernst Cassirer, Leo Weisgerber et Martin Heidegger. Bien évidemment, cette liste ne serait nullement complète sans l’œuvre d’Eugenio Coseriu, qui a réinvesti cette problématique d’une manière systématique et dans une perspective épistémologique: l’energeia langagière constitue pour lui le fondement même de la science qui vise « la connaissance totale du langage comme une manifestation spécifique de l’humain » (1958/1978: 26).

A son origine, l’energeia est cependant un concept d’ordre métaphysique et une innovation terminologique qui sont dus à Aristote. Les recherches approfondies de Di Cesare (1987; 1988; 1991) et de Welbers (2001) montrent que la conception du langage élaborée par Humboldt est imprégnée du réseau terminologique et conceptuel aristotélicien, voire que la métaphysique du Stagyrite constitue l’« architecture ontologique d’ensemble » du projet humboldtien. En ce sens, l’idéalisme de Kant, longtemps considéré comme une influence majeure dans la pensée de Humboldt, en constituerait seulement une trame de fond secondaire, greffée sur l’armature ontologique aristotélicienne. Les études mentionnées démontrent que la distinction ergon energeia est seulement la pointe émergée de l’iceberg, les concepts de forme, de matière, de puissance et la problématique de leurs relations étant submergés dans les textes humboldtiens sous une terminologie qui ne garde qu’un lien indirect avec son origine aristotélicienne.

En même temps, comme le note Coseriu (1994a: 22), Humboldt a élaboré sa conception du langage et de l’homme en partie sous l’influence de la philosophie de la nature qui s’inspirait de la philosophie de Spinoza (Müller-Sievers: 1993). En ce sens, les chapitres 2 à 9 de l’Introduction à l’œuvre sur le kavi (1836/1974: 14-43) constituent une tentative de statuer sur l’humain comme l’une des multiples manifestations de la dynamique universelle et comme une partie intégrante – et néanmoins irréductible – de l’univers naturel. Humboldt avance notamment la thèse que le processus d’humanisation repose d’une part sur la complexification des processus sociaux et de la production d’institutions et de lois régissant la vie collective (op. cit.: 18); et, d’autre part, sur la production du langage et de la diversité des langues, qui ont marqué un « véritable tournant dans l’historicité interne de l’espèce humaine » (ibid.: 41).

Coseriu utilise explicitement l’energeia dans son sens à la fois aristotélicien et humboldtien, comme il le déclare dès le départ, dans ce passage de Sincronía, diacronía e historia:

hay que entender el término ἐνέργεια en su sentido exacto y fecundo. Para ello hay que recordar que Humboldt, al distinguir entre ἐνέργεια y ἔργον, se basaba, precisamente, en Aristóteles. Por lo tanto, su ἐνέργεια (Tätigkeit) no debe concebirse en sentido vulgar, como una actividad cualquiera, como simple “acción” (Handlung), sino que debe entenderse con referencia a la ἐνέργεια de Aristóteles (creador tanto del concepto como del término): actividad libre y finalista, que lleva en sí su fin y es realización del fin mismo, y que, además, es idealmente anterior a la “potencia”. […] Por consiguiente, siendo ἐνέργεια en el sentido humboldtiano y aristótelico, el hablar es idealmente anterior a la “lengua” y su objeto (que es la significación) es necesariamente infinito. (1958/1978: 46-47)

Dans les discussions ultérieures qu’il propose de cette question, Coseriu reprend toujours les deux propriétés majeures de l’energeia – sa finalité interne et son antériorité par rapport à la puissance – et confirme à chaque fois la large ouverture anthropologique 2 de sa vision du langage, notamment dans les deux grands textes de synthèse du noyau philosophique de sa

Cristian Bota: Eugenio Coseriu et le potentiel épistémologique de l’energeia langagière - 34 -

conception que sont « L’homme et son langage » (1968/2001) et « Le phénomène du langage et la compréhension de l’existence de l’homme actuel » (1967/2007).

Le questionnement que je vais projeter sur cet arrière-fonds rapidement esquissé peut être formulé de la manière suivante. Reprise par Humboldt à la philosophie d’Aristote, la problématique de l’energeia subit un transfert « de la sphère physique-métaphysique à la sphère linguistique », dont les conséquences pour la conception humboldtienne ont été analysées in extenso par Di Cesare et par Welbers (op. cit.). Mon but est de proposer une réflexion sur certaines implications de l’energeia langagière telles qu’elles peuvent être envisagées à partir de la conception de Coseriu et au-delà d’elle. Ma démarche n’est ni exégétique ni à proprement parler historique, mais épistémologique: dès les années 1950 Coseriu a formulé l’idée que l’horizon dans lequel la science du langage est appelée à s’inscrire est celui des sciences de la culture (cf. Borcilă 1988) et il a dès lors posé les jalons de cette unification, en commençant par le concept même d’energeia.

La réalisation de cet objectif implique un double mouvement interprétatif. Le premier est centré sur la problématisation de l’energeia langagière proposée par Coseriu, en accordant une attention particulière à son « potentiel épistémologique ». J’introduis cette expression pour désigner la manière dont Coseriu réfléchit sur les dimensions humaines extralinguistiques (culture, conscience, activité, etc.; cf. Di Salvatore 2007): il ouvre des possibilités générales d’articulation avec d’autres courants scientifiques sans toutefois les actualiser. L’exploitation de la linguistique intégrale au sein des sciences de l’humain, ainsi que son développement dans ce cadre, dépendent de la manière dont ce potentiel épistémologique est identifié et actualisé. Le deuxième mouvement interprétatif consiste précisément à orienter ce potentiel épistémologique vers un autre cadre de travail qui soit épistémologiquement compatible.

Dans un premier temps, je vais commenter l’idée de potentiel épistémologique, ensuite je rappellerai quelques aspects du traitement de l’energeia langagière chez Coseriu, en faisant un détour philosophique et étymologique, dans le but de montrer que le concept d’energeia a dès sa création une valeur ontologique inaliénable. Enfin, troisièmement, je vais présenter quelques principes fondateurs du paradigme interactionniste social auquel j’adhère et remettrai en perspective le concept d’energeia langagière, en faisant appel plus particulièrement aux idées de V.N. Volochinov (1929/2010).


1. Le potentiel épistémologique dans la conception de Coseriu

L’une des caractéristiques définitoires de la pensée de Coseriu est que pour poser le problème du langage, elle soulève d’une manière explicite et systématique toute une série de problèmes non-linguistiques 3 , comme ceux de la connaissance, de la culture, de la conscience, de la pensée réflexive ou encore de l’activité ou de l’agir humain en général 4. Ces problèmes sont

Cristian Bota: Eugenio Coseriu et le potentiel épistémologique de l’energeia langagière - 35 -

discutés d’une manière claire et précise en tant que conditions, déterminations ou résultats de l’activité langagière, dans le but de montrer la connexion fondamentale entre l’homme et son langage, ou l’imbrication entre les autres dimensions constitutives de l’humanité et le langage.

Ce faisant, en tant que linguiste et philosophe du langage, Coseriu ne s’attarde pas sur la description d’une configuration déterminée des phénomènes non-linguistiques, au sens où elle serait issue d’une prise de position particulière dans le cadre des débats épistémologiques des sciences humaines (au-delà de la science du langage). En dépit de ses propres références philosophiques, clairement « idéalistes » (notamment Hegel, Croce ou Husserl), Coseriu montre par sa manière de poser les problèmes que des termes comme ceux de « conscience », « intentionnalité », « culture » ne sont pas la propriété d’un courant philosophique ou scientifique en particulier; il montre également que ce sont des termes qui renvoient à des propriétés reconnues comme spécifiques à l’humain et que les sciences de la culture se doivent de traiter ces propriétés d’une manière approfondie, dans une perspective qui soit cohérente et qui soit ultimement compatible avec la conception du langage comme energeia.

De par sa profonde culture scientifique et philosophique, Coseriu est bien conscient du fait que ces termes sont chargés de valeurs épistémologiques contradictoires et que le problème de savoir laquelle de ces valeurs concurrentes devrait être retenue ne peut pas être tranché depuis la seule linguistique ou depuis la seule philosophie du langage. S’il est vrai donc que Coseriu prend position par rapport à toute une série de problèmes non-linguistiques, il le fait en formulant une prise de position de principe, à travers laquelle il détermine les concepts relatifs au non-langage à partir d’une ou plusieurs propriétés qui les lient au langage en tant qu’energeia ou tout simplement à partir d’une ou plusieurs de leurs propriétés fonctionnelles. En tout cas, l’une des conditions posées implicitement par Coseriu pour le passage des sciences du langage vers les sciences de la culture est que la signification attribuée aux concepts de conscience, de culture, d’activité, etc. devrait être dans tous les cas compatible avec la conception du langage comme energeia et que la signification de certains de ces concepts (la culture et la conscience notamment) puisse être fondée sur celle de l’energeia langagière.

Je prendrai un seul exemple de l’attitude de Coseriu envers ce type de questions, puisé dans l’un de ses textes majeurs de la période de Montevideo. Au chapitre II de Forma y sustancia en los sonidos del lenguaje (1954/1973: 132-146), Coseriu mène une discussion serrée avec le behaviorisme de Bloomfield (1935), en interrogeant les principes épistémologiques et méthodologiques de ce dernier. Ayant posé que la substance phonique ne devrait pas être exclue de l’étude proprement linguistique (« sólo conocemos sustancias, y las conocemos sólo porque tienen forma », 1954/1973: 132), Coseriu se concentre sur la manière dont la forme phonique est conçue par Bloomfield. Son analyse consiste à montrer que le linguiste américain opère tendanciellement avec une conception de la science comme description des choses physiquement observables et surtout à mettre en évidence le fait que le behaviorisme bloomfieldien n’est pas entièrement cohérent au plan épistémologique 5 . Ainsi, au lieu de refuser de faire appel à la conscience pour statuer sur les faits relevant du comportement verbal, Bloomfield devrait plutôt démontrer que la conscience est un phénomène tout aussi matériel que le reste du comportement: « hay una profunda incoherencia entre decir que también la interioridad del sujeto, también lo que llamamos

Cristian Bota: Eugenio Coseriu et le potentiel épistémologique de l’energeia langagière - 36 -

“mente” tiene carácter físico (lo cual es teoricamente aceptable), y, al mismo tiempo, excluir la mente de la consideración de los “fenómenos de conducta física” (como el lenguaje), como si ya no tuviera el carácter que se atribuye » (Coseriu op. cit.: 137).

Ce raisonnement – consistant à considérer comme acceptable l’idée que l’esprit a un caractère physique – peut paraître aujourd’hui étonnant, tant Coseriu est considéré, en vertu des sources de sa pensée, comme un linguiste « idéaliste », proche d’une certaine phénoménologie. Je crois cependant que le statut du travail épistémologique de Coseriu est bien différent de celui de ses multiples références théoriques (les phénoménologies de Hegel et de Husserl étant seulement deux d’entre elles) et qu’il se situe au-delà ou par-dessus la division classique entre matérialisme et idéalisme, et ses divers prolongements contemporains. Dans le passage évoqué ci-dessus, Coseriu montre qu’avec des termes chargés d’une histoire idéaliste on peut mener une discussion au profit du behaviorisme et qu’il est même possible d’être plus behavioriste que Bloomfield. Le but de Coseriu n’est cependant pas d’adhérer au behaviorisme. Coseriu rejette le caractère dogmatique des prises de position “métaphysiques” (celles du matérialisme vulgaire ou celles de l’idéalisme « ingénu »), dans la mesure où elles rétrécissent le filtre à travers lequel la science identifie, sélectionne et interprète les « faits », c’est-à-dire dans la mesure où elles appauvrissent les phénomènes étudiés au lieu d’enrichir l’analyse qui peut en être proposée. Ce que met en avant Coseriu, c’est la nécessité – inhérente à l’élaboration de la connaissance scientifique – de se doter d’une conception unitaire des « faits » et, en même temps, de travailler avec (et non pas contre) la dimension historique de cette connaissance, qui est donc amenée à se transformer au cours du temps et à changer la teneur même des faits considérés.

Se puede sostener que la ciencia no debe ser pura descripción de hechos empíricamente conocidos, sino también interpretación y valoración de los hechos desde un punto de vista unitario; que los mismos hechos cambian totalmente según la concepción que trata de dar cuenta de ellos y, por lo tanto, se modifican en la historia y sólo se conocen de algún modo mediante una concepción. Se puede sostener que la ciencia no debe ser el terreno de la absoluta seguridad pleonástica, de la mera “redefinición sistemática” de hechos ya conocidos, sino también riesgo, interpretación personal, hipótesis que verificar y, necesariamente, también error y superación del error mediante nuevas interpretaciones, que a su vez se volverán “errores” a la luz de otras investigaciones. (ibid.: 137)

En ce sens, on peut se demander: qu’est-ce que réellement l’« idéalisme » revendiqué par Coseriu ? Autrement dit, quel est le statut des dimensions idéelles de l’activité humaine si le langage est energeia au sens de Coseriu ? Formuler une réponse à ce type de question est une démarche nécessaire pour œuvrer concrètement à l’unification de la science du langage aux sciences de la culture, ce qui implique de faire un “pas de côté” par rapport au cadre théorique de Coseriu, tout en allant dans la même direction. Mais cela suppose précisément que l’on donne une réponse engagée ontologiquement à toute une série d’autres questions, comme celles qui concernent l’activité, la culture et la conscience.

De mon point de vue, la réflexion sur le statut des dimensions idéelles de l’activité humaine qui peut s’engager à partir de l’energeia langagière de Coseriu gagne à être articulée avec une certaine continuation du filon philosophique matérialiste. Je ne me réfère pas ici au matérialisme dans ses versions réductionnistes et vulgaires (physicalisme, positivisme, matérialisme mécanique, etc.), mais à ses prolongements dans le courant interactionniste social élaboré au cours du premier tiers du 20ème siècle par plusieurs auteurs, comme le psychologue soviétique L.S. Vygotski (1934/1997), le philosophe et psychologue américain G.H. Mead (1934/2006) ou encore les linguistes et poéticiens soviétiques V.N. Volochinov (1929/2010)

Cristian Bota: Eugenio Coseriu et le potentiel épistémologique de l’energeia langagière - 37 -

et P.N. Medvedev (1928/2008). Ces auteurs ont repris et interrogé les problématiques traditionnelles de la culture et de la conscience, telles qu’elles ont été traitées dans la philosophie de l’esprit occidentale (largement dominée par l’idéalisme), afin de les transformer en objets d’une démarche scientifique. En ce sens, leur travail porte sur les conditions même du passage d’une philosophie à une science de la culture, sous la forme d’une psychologie historico-culturelle (élaborée par Vygotski) ou d’une science des idéologies (élaborée par Volochinov et par Medvedev).

Grosso modo, ce passage s’est effectué en deux temps, impliquant l’émergence du behaviorisme sur la scène scientifique et son dépassement. Le projet initial du behaviorisme (Watson 1913; 1920) a consisté non pas à abandonner le problème de la conscience, mais à tenter de fournir les conditions pour un traitement scientifique unifié du comportement humain, y compris de la conscience entendue comme comportement verbal « intérieur ». Dans ce cadre, ce qui a été effectivement abandonné, c’est le concept de psychique (qui recouvre un domaine plus large que celui de conscience) ainsi que le dualisme des substances qui le sous-tendait. Le behaviorisme classique ne s’est pas doté des moyens conceptuels pour traiter de la culture et c’est pour combler ce manque que certains interactionnistes sociaux (principalement Mead op. cit.) ont développé un behaviorisme social, qui correspond au projet cohérent et original d’une “psychologie sans psychisme” mais intégrant et corrélant néanmoins les problèmes de la conscience et des œuvres culturelles (cf. Bota 2013).

L’un des effets épistémologiques bénéfiques du behaviorisme a été de rendre possible la transition d’une psychologie classique centrée sur le fonctionnement d’un esprit immatériel vers une psychologie centrée sur l’action humaine ou sur l’activité tout court (Leontiev 1972/1976; 1975/1984). L’interactionnisme social, sous toutes ses formes, s’est saisi de cette dernière problématique pour démontrer que les phénomènes généralement considérés comme spécifiques à l’humain (notamment la pensée consciente ou autoréflexive) doivent être traités  dans une perspective développementale et sur la base d’une analyse des rapports praxéologiques de l’humain avec son environnement. L’une des thèses majeures de l’interactionnisme social est que la pensée consciente ayant son siège dans les individus et les processus de production des conditions matérielles de la vie humaine résidant dans le collectif sont les deux aspects corrélatifs d’un seul et même processus de développement humain et que, dès lors, l’analyse scientifique de ces dimensions doit s’effectuer en tenant compte de leurs permanentes déterminations réciproques. Plus particulièrement, les différents auteurs de ce courant ont mis l’accent sur le rôle crucial du langage comme une activité à partir de laquelle émergent simultanément le « monde d’œuvres et de culture » et la pensée consciente, et ils ont souligné la nécessité méthodologique d’élaborer des unités d’analyse reflétant cette situation. Vygotski a notamment proposé comme l’une des unités d’analyse possibles dans le cadre de la psychologie historico-culturelle l’action médiatisée par les signes verbaux (cf. Zinchenko 1985).

Dans ce cadre, les concepts d’activité, de conscience et de culture ont été reconfigurés en regard des acquis des sciences de la nature (physique, biologie ou encore psychologie physiologique) et en regard de la nécessité de reconnaître la spécificité qualitative de ces phénomènes, en évitant de les concevoir comme une région ontologique insulaire (c’est-à-dire, comme une substance spirituelle séparée de la substance physique ou comme la manifestation d’un Esprit objectif, etc.). Plus particulièrement, Volochinov a pris à bras le corps les problèmes de la philosophie de la culture du début du 20ème siècle (telle qu’elle était formulée dans les œuvres de Dilthey, de Simmel ou de Cassirer) pour élaborer un cadre méthodologique original, qui identifie et articule les différents niveaux mobilisés dans la

Cristian Bota: Eugenio Coseriu et le potentiel épistémologique de l’energeia langagière - 38 -

production des œuvres culturelles (principalement la littérature) et dans la construction et le développement de la conscience.

Pour montrer le caractère fécond de cette articulation, l’une des meilleures voies est de rappeler que le concept d’energeia est d’emblée porteur d’une problématique ontologique, non seulement en raison des propriétés retenues par Coseriu (la finalité interne et l’antériorité par rapport à la puissance), mais surtout en raison du fait que l’energeia est pour Aristote la meilleure façon de comprendre la nature active-dynamique de l’univers. La question qui doit être posée alors est de savoir quel statut a l’energeia langagière au sein de l’energeia universelle et quelles pourraient être les conséquences de cette problématisation.


2. Niveaux de problématisation de l’energeia chez Coseriu

La définition du langage comme activité de création de signes correspond, selon Coseriu, à une définition du langage dans son essence. Sur cette base, les autres définitions du langage – « système de signes », « faculté symbolique », « institution sociale », « création perpétuelle », etc. – se présentent comme autant de saisies complémentaires et interdépendantes d’un seule et même phénomène (Coseriu 1956/1991: 66). Cette multitude d’acceptions du langage est due en partie à la multiplicité de significations de la copule « être »: « est identique à », « est comme », « est analogue à », « a comme attribut », « tombe sous le concept de », « fonctionne comme », « est essentiellement », « est au plan individuel », « est au plan social », « se manifeste phénoménalement comme », « se manifeste historiquement comme », etc. Ainsi, Coseriu propose de regrouper les différents énoncés à propos du langage en trois catégories, délimitées par trois questions différentes (op. cit.: 67-71): Comment advient-il ? (plan des relations et déterminations externes), Comment se manifeste-t-il ? (plan de son organisation intrinsèque, ou plan de constitution) et, finalement, Qu’est-ce que le langage ? (plan de l’essence). Pour Coseriu, le fait que le langage se présente au plan scientifique comme un phénomène hétérogène et multiforme, tantôt social, tantôt subjectif, tantôt faculté, tantôt activité, tantôt abstrait, tantôt concret, etc., n’implique pas que la réalité du langage soit elle-même morcelée ou atomisée. Tout au contraire, c’est la démarche de connaissance qui, en délimitant des unités conceptuelles, rompt la continuité et l’unité ontologique du langage. En élaborant une « conception moniste » du langage (1952/1973: 18), Coseriu pose que la « différenciation et l’analyse » qui s’opèrent au travers des définitions doivent ultimement être mises en rapport avec « un plan d’unification et de synthèse » qui est celui du langage en tant qu’activité (op. cit.: 42).

En formulant tout cet ensemble de réflexions, Coseriu procède d’une manière bien particulière: il ne pose pas le problème de l’essence de l’activité langagière au plan empirique (que l’on pourrait qualifier d’“essence concrète”), mais tout d’abord au plan formel (“essence abstraite”). Le sens du concept d’activité varie d’un plan de problématisation à l’autre, notamment parce que le problème posé au plan empirique suppose une prise en considération de l’agentivité humaine mobilisée dans l’agir verbal aussi bien que dans l’agir non-verbal, alors que le problème posé au plan formel se limite ex definitione à un traitement de l’activité “en tant que telle”, sans référence à l’agent et à ses rapports avec le milieu. Au plan formel, l’activité est considérée uniquement dans son rapport avec ses propres moyens (les signes) et sa propre finalité (la fonction significative), indépendamment de la manière dont l’un ou l’autre de ces éléments se réalisent concrètement. Comme je l’ai affirmé ailleurs (Bota 2007), Coseriu a élaboré avec ce type de problématisation un « modèle du langage », c’est-à-dire une

Cristian Bota: Eugenio Coseriu et le potentiel épistémologique de l’energeia langagière - 39 -

conception à partir de laquelle les faits langagiers deviennent accessibles 6 et qui fournit en même temps une raison de leur existence (l’energeia).

Toutefois, le grand intérêt de la conception de Coseriu réside aussi dans le fait que ces niveaux de problématisation ne sont ni statiques ni fermés sur eux-mêmes et qu’ils rendent possibles des mouvements incessants de l’un à l’autre 7 . C’est en ce sens qu’il me semble utile d’intégrer à la problématisation de l’essence du langage comme energeia des éléments issus du plan empirique de cette energeia. Ceci implique notamment que la structure même de l’energeia langagière est imbriquée dans celle d’une energeia non-linguistique ou de l’activité humaine tout court. Coseriu reconnaît implicitement ce fait en acceptant les deux conditions de l’humanisation posées par Hegel, le travail et le langage.

work and language are placed on the same level, like phenomena of a finalistic nature through which man, by modifying nature, makes himself part of history. In so doing, the life of the individual has a means of not extinguishing. Each one is perpetrated in the reality in which he has been objectified, a reality of a material and a spiritual nature destined to survive him. This is the privilege exclusive to the human spirit, which works on matter through the hand, and fixes and objectifies in the symbols of language the cultural heritage of individuals and communities in the chain of generations. (Coseriu 1994b: 44)

Il en ressort que l’energeia langagière est la médiation nécessaire du mouvement d’édification du monde historico-culturel, qui est à la fois matériel et « spirituel ». Mais si elle est prise dans son rôle médiateur, alors cette energeia devrait être analysée conjointement à ce qui est médiatisé à travers elle, c’est-à-dire conjointement aux mouvements incessants de (re)construction des œuvres culturelles et conjointement à leurs conditions historico-sociales. Un commentaire concis sur le statut initial du concept d’energeia chez Aristote permet de comprendre la racine de cette imbrication entre energeia langagière et l’agir humain en général.


3. Pourquoi l’energeia ?

Alors que la doxa considère le monde aristotélicien comme immobile et pré-organisé, les exégèses modernes de la conception d’Aristote (cf. notamment Aubenque 1962), montrent que des affirmations comme « L’être est acte » ou « L’univers est activité infinie » sont aux fondements mêmes de cette conception. Dans la Métaphysique, Aristote a avancé en effet l’idée que l’univers ou l’être est dans son ensemble energeia, activité infinie. Aristote a considéré que le changement ou le devenir est consubstantiel aux choses et que, dès lors, c’est ce fait même qu’il faut tenter d’expliquer. Il a néanmoins constaté que toutes les formes de devenir qui peuvent être attestées dans l’univers ne sont pas du même type et il a, dans un premier temps, distingué trois sortes de processus, en fonction du rapport de ces processus avec leurs finalités et avec leurs éventuels produits (Métaphysique, Θ, 6, 1048b 15-30 et 8, 1050a 20-35). Le mouvement physique ou le changement de lieu (kínesis) a une finalité en dehors de lui-même et s’arrête lorsque cette finalité est atteinte. La práxis est un processus dont la finalité est « immanente », en ce qu’elle coïncide avec la réalisation du processus lui-même,

Cristian Bota: Eugenio Coseriu et le potentiel épistémologique de l’energeia langagière - 40 -

tout en n’ayant aucun produit (ergon). Et les processus avec produit (poíesis) ont leur finalité dans le produit même et se terminent une fois le produit réalisé. Aristote a considéré que si ces différents processus occupent bel et bien une place importante dans l’organisation de l’univers, ils ont néanmoins l’inconvénient qu’ils s’arrêtent lorsqu’ils atteignent un certain état et que donc, en raison de cette limitation, ils ne peuvent pas garantir par eux-mêmes la nécessaire et incontestable continuité du devenir universel.

Aristote a alors tenté, dans un deuxième temps, de concevoir une sorte de processus qui, tout en ayant des états intermédiaires, n’a ni un véritable état final ni un véritable état initial: un mouvement « infini » (ápeiron), qui n’est proprement délimité ni dans son commencement ni dans sa fin, et qui trouve son origine en lui-même. C’est en toute probabilité sa profonde insatisfaction par rapport aux termes disponibles pour désigner ce caractère processuel de l’univers qui l’a conduit à élaborer un nouveau terme, plus apte à en rendre compte.

Le mot « energeia » n’est pas attesté avant Aristote (Blair 1967 et 1992: 4-5; Di Cesare 1987: 70), il n’avait pas de sens usuel pour les destinataires de l’époque, qui devaient l’interpréter comme résultant d’une création analogique à partir de termes déjà existants. Selon Blair (op. cit.: 17-20), les composants du néologisme « energeia » sont d’une part le préfixe « en- », qui signifie « dans » ou « dedans », et, d’autre part, la substantivation du verbe « ergeín », qui est une forme active rare du déponent « ergázesthai ». Le déponent est un verbe à forme passive mais à signification active. Bien que le français n’ait pas de catégorie grammaticale équivalente, il conserve des traces de déponents latins dans des verbes ayant une forme composée passive et qui sont actifs dans leur forme simple. C’est le cas de verbes comme naître, mourir, partir: « je nais » et « je suis né », « je meurs » et « je suis mort », « je pars » et « je suis parti » 8. « Je suis parti » serait analogue au déponent (base verbale) et « je pars » serait analogue à la forme active.

La signification du verbe « ergázesthai » est « travailler », « faire », « agir », « être occupé (à) ». Pour former le nouveau terme, Aristote avait le choix entre la forme active très rare « ergeín » et l’adjectif « energós », signifiant « effectif », « productif ». En adoptant la forme rare, Aristote attirait l’attention sur la valeur active d’un verbe qui avait déjà une signification active, par contraste avec la connotation plus statique de l’adjectif (le terme formé à partir de l’adjectif aurait été « energia » au lieu d’« energeia »).

Pour mettre en lumière le signifié du néologisme aristotélicien, Blair fait appel à une construction anglaise qui a une forme passive et une signification active, « to be busy », dont le calque en français serait « être occupé ». La  construction anglaise a aussi la forme active assez rare « to busy oneself », qui présente néanmoins l’inconvénient d’être également réflexive 9 . En tout cas, le substantif nouvellement créé aurait donc en grec ancien une configuration similaire à « busyingness » en anglais, à « occupantivité » en français. L’ajout du préfixe « en » transformerait la signification dans « to be busy within », « être occupé dedans » ou plutôt: « to be internally active », « être actif dedans ». Dans une terminologie plus philosophique, il s’agirait alors d’une activité immanente – l’“immanence” ne voulant

Cristian Bota: Eugenio Coseriu et le potentiel épistémologique de l’energeia langagière - 41 -

pas dire que l’activité est située au dedans de quelque chose, mais que l’activité a sa cause ou sa source en elle-même 10 .

Sur la base de cette création analogique, l’energeia se présente alors, au plan philosophique, comme une catégorie à part, irréductible à la kínesis, à la poíesis ou à la práxis, mais cumulant des propriétés de celles-ci. L’energeia est une activité dont la finalité coïncide avec l’activité même (comme la praxis) et qui a également des produits (comme la poíesis). Toutefois, ces produits sont eux-mêmes d’une nature différente des produits de la poíesis, parce qu’ils ne sont jamais “finis” à proprement parler. Ainsi, le fait de construire une maison est une poíesis qui produit une maison. Cependant, une fois construite, la maison ne peut plus se construire, elle ne peut plus redevenir elle-même un processus de construction. Par contre, l’ergon qui résulte de l’energeia semble être lui-même un processus (cf. Métaphysique, Θ, 8, 1050a 20), ce qui permet de considérer que cette processualité secondaire ou dérivée n’est autre que la processualité du triptyque kínesis – poíesis – práxis en tant qu’elle est produite par l’energeia 11 .

Les éléments qui viennent d’être évoqués indiquent cependant quel est le sémantisme du terme energeia mais n’en constituent pas pour autant une véritable définition. Il est important de prendre en considération le fait que pour Aristote, l’energeia ne peut pas être définie, et cela malgré son statut fondamental (ou en raison de ce statut ?): « La notion de l’acte que nous proposons peut être connue par induction, à l’aide d’exemples particuliers; il ne faut pas chercher à tout définir, mais il faut savoir se contenter de saisir l’analogie » (Θ, 6, 1048a 35). L’analogie que vise ici Aristote ne se trouve pas au niveau de la prédication (analogie verbale), mais au niveau des choses mêmes. Dans la mesure où l’energeia n’a pas de réalisations phénoménales “complètes”, elle ne peut être saisie qu’en suivant le fil de cet analogon ontologique qui relie toutes les choses entre elles. C’est ce qui rend possible la prédication de l’energeia à propos d’un processus dynamique ou à propos d’un objet physique sans propriétés dynamiques apparentes:

toutes les choses ne sont pas dites, dans le même sens, exister en acte, mais seulement par analogie: de même que telle chose est dans telle chose, ou relativement à cette chose, telle autre chose est dans telle autre chose, ou relativement à cette autre chose; car l’acte est pris, tantôt comme le mouvement relativement à la puissance [bâtir et pouvoir bâtir], tantôt comme la substance formelle à quelque matière [la statue par rapport à sa matière, le marbre]. (Livre Θ, 6, 1048b 5)


4. L’energeia langagière dans une perspective interactionniste sociale

L’energeia n’est donc pas une forme d’activité parmi d’autres mais l’activité définitoire de “tout ce qui est”, et c’est pourquoi il est nécessaire de penser le problème de la spécificité de l’energeia langagière en regard de (et en conjonction avec) cette energeia universelle, comme le laisse entendre l’affirmation suivante de Coseriu: « ce qui est dit signifie dans un processus infini qui est le processus même de la réalité signifiée » (1955-56/2001: 67). Pour ce faire, cependant, je vais faire appel à un cadre philosophique qui prolonge la métaphysique aristotélicienne et qui est plus susceptible de servir de cadre de référence pour une telle

Cristian Bota: Eugenio Coseriu et le potentiel épistémologique de l’energeia langagière - 42 -

réflexion: le monisme matérialiste de Spinoza (1677/2005), qui a servi de support philosophique à la conception interactionniste sociale.

Ayant constaté que la psychologie classique ou philosophique opérait tendanciellement avec le dualisme de substances mis au point dans la philosophie de Descartes (1641/2012), les auteurs interactionnistes sociaux ont cherché à se doter d’une réflexion philosophique leur permettant de statuer d’une manière cohérente sur les propriétés psychiques des humains (cf. Vygotski 1927/1999). L’un des enjeux centraux de la démarche de Spinoza était de se débarrasser des apories du dualisme cartésien, qui attribuait aux dimensions psychiques une existence autonome, indépendante de leurs dimensions physiques-corporelles et de tout autre aspect matériel. Cette perspective rendait impossible (ou pour le moins mystérieuse) l’explication des conditions de coexistence du physique avec le psychique, ou la « composition des rapports » entre matière et esprit. Descartes avait postulé, en effet, que l’âme « communique » avec le corps à travers un organe spécial (et donc lui-même bien matériel), la fameuse glande pinéale.

Dans son Ethique, Spinoza soutient que l’univers ou la Nature est constitué(e) d’une substance unique, la matière, qui est en elle-même continue, infinie et en perpétuel mouvement (Natura naturans); cette matière a une infinité d’attributs et elle se manifeste sous formes d’entités (“inertes” ou vivantes) qui sont limitées dans le temps et dans l’espace (Natura naturata). En raison du fait qu’ils sont eux-mêmes des produits du mouvement de la matière, les humains ont des capacités de connaissance limitées, qui font qu’ils ne peuvent saisir que deux des innombrables attributs de la substance: l’Etendue (la matière en tant qu’elle est inscrite dans l’espace) et la Pensée (la “matière immatérielle”).

Pour Spinoza, toutes les entités qui manifestent cette substance infinie possèdent ces deux propriétés: une dimension physique, qui est inscrite dans l’espace et qui est directement observable; une dimension psychique, qui n’est pas inscrite dans l’espace et qui n’est pas directement observable, mais qui peut être mise en évidence indirectement, au travers des effets qu’elle produit. Spinoza résume cette double nature par le principe du parallélisme psychophysique, exprimé dans la fameuse formule (proposition VII) de la deuxième partie de l’Ethique: ordo & connexio idearum idem est ac ordo & connexio rerum, « l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses » (op. cit.: 106). Ce principe stipule que toute entité – qu’elle soit organique ou non – possède une organisation psychique d’une complexité équivalente à son organisation physique. Ainsi, par exemple, plus la structure physiologique d’un organisme vivant est complexe, plus son psychisme est complexe (les capacités psychiques des animaux dotés d’un système nerveux sont plus importantes que celles des animaux unicellulaires).

Intégrant à la base philosophique spinozienne les acquis des sciences modernes (notament la physique, la chimie et la biologie), Engels (1925/1975) a soutenu que le domaine d’étude de toutes les sciences est constitué des différents produits du mouvement perpétuel de la matière. Ce processus est à la fois indestructible, temporalisé et dialectique. L’activité de la matière se déroule dans le temps et chaque nouvel état “conserve et dépasse” les états produits antérieurement. Tous les phénomènes attestés dans le monde sont donc des résultats de cette activité – qualifiée explicitement d’energeia –, y compris la pensée et la conscience:

La science moderne de la nature a dû emprunter à la philosophie le principe de l’indestructibilité du mouvement; sans lui, elle ne pourrait plus exister. Mais le mouvement de la matière n’est pas seulement le grossier mouvement mécanique, le simple changement de lieu; c’est la chaleur et la lumière, la tension électrique et magnétique, la combinaison et la dissociation chimiques, la vie et

Cristian Bota: Eugenio Coseriu et le potentiel épistémologique de l’energeia langagière - 43 -

finalement la conscience. […] L’indestructibilité du mouvement ne peut pas être conçue d’une façon seulement quantitative, elle doit l’être aussi de façon qualitative; […] un mouvement qui a perdu la faculté de se métamorphoser dans les diverses formes qui lui échoient a certes encore de la dynamis, mais il n’a plus d’energeia, et il a donc été en partie détruit. Or l’un et l’autre sont inconcevables. (Engels 1925/1975: 43-44)

Cette perspective matérialiste dialectique s’est prolongée chez Engels en un matérialisme historique qui se proposait de rendre compte simultanément de la continuité du développement de la Nature et de la rupture que représente l’espèce humaine dans ce cadre. Dans ses manuscrits proprement philosophiques (notamment les manuscrits parisiens et les fameuses Thèses sur Feuerbach), et en partant du fondement hégélien, Marx (1844/1982 et 1845/1982) a posé que les deux éléments de la rupture humaine sont le travail, en tant qu’activité instrumentée au travers de laquelle les humains transforment le milieu naturel, et le langage, en tant qu’activité littéralement signifiante ou activité productrice de signes.

Sur la base de ce type de réflexion, Volochinov 12 a développé dans Marxisme et philosophie du langage (1929/2010) 13 une prise de position complexe sur le rôle médiateur du langage dans l’émergence et dans le fonctionnement du milieu historico-culturel spécifiquement humain. Je retiendrai ici seulement deux éléments définitoires de cette conception.

Tout d’abord, le marxisme de Volochinov a consisté en une critique frontale et courageuse du marxisme dogmatique qui était en train de s’installer en Union Soviétique à la fin des années 1920. Si ce courant se proposait de fournir aux démarches des sciences humaines un cadre méthodologique général (dont le matérialisme historique évoqué ci-dessus constituait la base), il s’est néanmoins démarqué par un déni de l’autonomie des phénomènes “idéels” par rapport à leur soubassement matériel. Les phénomènes culturels – notamment la conscience et le langage – y sont conçus comme une « superstructure » directement et mécaniquement déterminée par la « base matérielle », c’est-à-dire par les processus socio-économiques de production des conditions de la vie humaine. Volochinov critique précisément l’incapacité de cette perspective à prendre en considération deux niveaux d’analyse qui sont à la fois autonomes (irréductibles aux niveaux infra-ordonnés) et articulés entre eux ainsi qu’à la base matérielle. Pour lui, le milieu historico-culturel devrait être re-qualifié dans son ensemble de

Cristian Bota: Eugenio Coseriu et le potentiel épistémologique de l’energeia langagière - 44 -

« milieu idéologique », en raison des propriétés idéelles définitoires de toute œuvre culturelle, et il devrait être conçu comme le résultat de processus de « création idéologique ininterrompue » médiatisés par le langage. Ce dernier constitue lui aussi un processus irréductible à la fois à l’idéologie aussi bien qu’aux formes de la communication sociale auxquelles il est constamment articulé.

Deuxièmement, Volochinov a mis en évidence un aspect important de la rupture humaine, qui peut être formulé comme suit: si dans les autres espèces le psychisme est corrélé avec les propriétés physiologiques (cérébrales) d’un organisme individuel, dans l’espèce humaine le psychisme est corrélé avec les propriétés sémiotiques des entités verbales produites dans les interactions entre les humains. Chez Volochinov la capacité psychique de « refléter » et de « réfracter » le monde extérieur est attribuée aux signes matériels (verbaux) qui font partie de la « réalité naturelle et sociale ». Le psychisme spécifiquement humain n’est plus à strictement parler dans l’individu, dans l’organisme, mais il a d’abord une existence externe dans les signes et il est ultérieurement intériorisé par les individus (Bronckart 2003; 2007). De ce point de vue, l’energeia langagière marque un saut qualitatif dans le « mouvement indestructible » de l’energeia tout court: alors que dans ses autres manifestations relevant du monde du vivant, cette energeia reste “implicite” ou ancrée dans un organisme qui n’y a pas accès et ne peut ni la connaître ni tenter de l’orienter dans de nouvelles directions (cf. l’idée de « créativité » humaine), dans l’espèce humaine cette energeia est “manifeste”, “explicite”, “externalisée” dans les signes verbaux. En se réalisant par la médiation des signes verbaux, les propriétés psychiques deviennent accessibles aux individus mêmes qui les produisent et peuvent y compris se cristalliser en un milieu objectif d’œuvres, dans les différentes formes de l’idéalité humaine ou de la culture.

L’une des contributions capitales de Volochinov consiste à montrer qu’il y a d’une part un psychisme collectif organisé sous la forme de l’idéologie et un psychisme individuel organisé sous la forme des processus de pensée et de conscience. Ces deux formes de psychisme se construisent à partir des interactions sociales et des signes matériels qui y sont mobilisés. Dans cette perspective, l’idéologie et la conscience se présentent comme les deux pôles corrélatifs d’un processus dialectique, qui est celui de la « création idéologique continue » ou de la production des œuvres culturelles et qui consiste en un perpétuel aller-retour entre conscience et idéologie effectué par la médiation des signes verbaux.

Ces deux problèmes [du psychisme et de l’idéologie] doivent être traités simultanément et conjointement. Nous pensons qu’une seule et même clé ouvre un accès objectif aux deux domaines. Cette clé est la philosophie du signe, ou philosophie du Mot en tant que signe idéologique par excellence. Le signe idéologique est le territoire commun au psychisme et à l’idéologie, un territoire matériel, sociologique et signifiant. […] Ainsi, entre le psychisme et l’idéologie il existe une interaction dialectique indissoluble: le psychisme s’efface, s’annule pour devenir idéologie, et l’idéologie s’annule en devenant psychisme. (Volochinov 1929/2010: 185, 199)

C’est ce qui a ultimement conduit Volochinov à qualifier le langage de « médium de la conscience », en considérant que tous les processus de création idéologique font appel, directement ou indirectement, au signe verbal:

C’est ce rôle exceptionnel de médium de la conscience qui fait que le Mot accompagne toujours, comme élément indispensable, toute création idéologique, sans exception. Il accompagne et commente tout acte idéologique. La compréhension de tout phénomène idéologique (un tableau, une œuvre musicale, un rituel, une action) ne peut se faire sans la parole intérieure. Toutes les manifestations de la création idéologique, y compris tous les signes non verbaux, sont enveloppés par l’élément verbal, elles y sont plongées

Cristian Bota: Eugenio Coseriu et le potentiel épistémologique de l’energeia langagière - 45 -

et ne peuvent en être ni complètement isolées, ni complètement séparées. (Volochinov op. cit.: 141)     

5. Conclusion

Si elles sont interprétées de l’intérieur de la science du langage telle que l’a conçue Coseriu, les dimensions non-linguistiques qui y sont traitées peuvent apparaître comme des solutions au problème des rapports du langage avec d’autres dimensions humaines. Si elles sont interprétées de l’extérieur de la démarche de Coseriu, elles se présentent toutefois comme des problèmes à traiter ou comme des questions avec lesquelles la linguistique intégrale doit se confronter pour continuer à se développer. Devant cette question, la linguistique intégrale révèle son caractère en apparence paradoxal, mais en réalité dialectique: pour être intégrale cette approche doit renoncer à être “seulement” une science du langage, c’est-à-dire que pour réaliser pleinement ses objectifs elle doit intensifier les aller-retour entre le langage et le non-langage – une dialectique pour laquelle la conception de Coseriu fournit un solide fondement et qui constitue sans doute l’un de ses apports épistémologiques majeurs. De mon point de vue, l’intensification des aller-retour entre intégralisme et interactionnisme social constitue une voie d’accès privilégiée à ces autres « degrés de l’humain que le langage rend possible mais avec lesquels il ne s’identifie cependant pas » (comme la pensée réflexive; Coseriu 1967/2007) aussi bien que vers ces autres degrés qui rendent le langage lui-même possible et sans lesquels il ne peut pas être conçu (comme l’agir humain en général).

 

Références bibliographiques

Aristote (2000): Métaphysique (Traduction du grec ancien par J. Tricot). Paris: Vrin.

Aubenque, Pierre (1962): Le problème de l’être chez Aristote. Paris: PUF.

Blair, George (1967): The meaning of “Energeia” and “Entelecheia” in Aristotle, in: International Philosophical Quarterly 7, 100-117.

Blair, George (1992): Energeia and Entelecheia: “Act” in Aristotle. Ottawa: Ottawa University Press.

Bloomfield, Leonard (1935): Language. London: G. Allen and Unwin.

Boone, Annie/Joly, André (1996): Dictionnaire terminologique de la systématique du langage. L’Harmattan: Paris et Montréal.

Borcilă, Mircea (1988): Eugenio Coșeriu și orizonturile lingvisticii. Echinox 20, 5, 1 et 4-5.

Bota, Cristian (2007): Introduzione. Un modello complesso di funzionamento del linguaggio, in: Cristian Bota/Massimo Schiavi (Ed.), Eugenio Coseriu, Il linguaggio e l’uomo attuale. Saggi di filosofia del linguaggio. Verona: Edizioni Fondazione Centro Studi Campostrini, 17-43.

Bota, Cristian (2013): Socialité, langage et développement chez G.H. Mead, in: Janette Friedrich/Rita Hofstetter/Bernard Schneuwly (Ed.): Une science du développement humain est-elle possible ? Un retour aux débats oubliés du début du 20e siècle. Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 106-117.

Bronckart, Jean-Paul (2003): L’analyse du signe et la genèse de la pensée consciente, in: Simon Bouquet (Dir.): Cahiers de l’Herne – Ferdinand de Saussure. Paris: Editions de l’Herne, 94-107.

Bronckart, Jean-Paul (2007): Les sciences du langage sont des sciences de l’esprit, in: Franck Neveu/Sabine Pétillon (Ed.): Sciences du langage et sciences de l’homme. Limoges: Lambert Lucas, 47-64.

Bronckart, Jean-Paul/Bota, Cristian (2011): Bakhtine démasqué. Histoire d’un menteur, d’une escroquerie et d’un délire collectif. Genève: Droz.

Coseriu, Eugenio (1950): Glottologia e marxismo, in: Atti del Sodalizio Glottologico Milanese, 2, 1, 25-29.

Coseriu, Eugenio (1952/1973): Sistema, norma y habla, in: Teoría del lenguaje y lingüística general (3e éd.). Madrid: Gredos, 11-113.

Coseriu, Eugenio (1954/1973): Forma y sustancia en los sonidos del lenguaje, in: Teoría del lenguaje y lingüística general (3e éd.). Madrid: Gredos, 115-234.

Coseriu, Eugenio (1955-56/2001): Détermination et entours. Deux problèmes fondamentaux d’une linguistique de l’activité de parler, in: L’Homme et son langage (Edité par H. Dupuy-Engelhardt, J.-P. Durafour et F. Rastier). Louvain – Paris: Peeters, 31-67.

Coseriu, Eugenio (1956/1991): La créación metafórica en el lenguaje, in: El hombre y su lenguaje. Estudios de teoría y metodología lingüística (2e éd.). Madrid: Gredos, 66-102.

Coseriu, Eugenio (1958/1978): Sincronía, diacronía e historia. El problema del cambio lingüístico (3e éd.). Madrid: Gredos.

Coseriu, Eugenio (1967/2007): Il fenomeno del linguaggio e la comprensione dell’esistenza de l’uomo attuale, in: Il linguaggio e l’uomo attuale. Saggi di filosofia del linguaggio (Edité par C. Bota, M. Schiavi avec la collaboration et les traductions de G. Di Salvatore et L. Gasperoni). Verona: Edizioni Fondazione Centrostudi Campostrini, 71-96.

Coseriu, Eugenio (1968/2001): L’homme et son langage, in: L’Homme et son langage (Edité par H. Dupuy-Engelhardt, J.-P. Durafour et F. Rastier). Louvain – Paris: Peeters, 13-30.

Coseriu, Eugenio (1974/2001): Les universaux linguistiques (et les autres), in: L’Homme et son langage (Edité par H. Dupuy-Engelhardt, J.-P. Durafour et F. Rastier). Louvain – Paris: Peeters, 69-107.

Coseriu, Eugenio (1983/2001): Le changement linguistique n’existe pas, in: L’Homme et son langage (Edité par H. Dupuy-Engelhardt, J.-P. Durafour et F. Rastier). Louvain – Paris: Peeters, 413-429.

Coseriu, Eugenio (1987/2007): Immagine della natura e linguaggio, in: Il linguaggio e l’uomo attuale. Saggi di filosofia del linguaggio (Edité par C. Bota, M. Schiavi avec la collaboration et les traductions de G. Di Salvatore et L. Gasperoni). Verona: Edizioni Fondazione Centrostudi Campostrini, 167-196.

Coseriu, Eugenio (1994a): Die deutsche Sprachphilosophie von Herder bis Humboldt. Teil III: Wilhelm von Humboldt (Vorlesung WS 1988/89). Tübingen: [Universität Tübingen].

Coseriu, Eugenio (1994b): My Pagliaro, in: Tulio De Mauro/Lia Formigari (Ed.), Italian Studies in Linguistic Historiography. Münster: Nodus Publikationen, 39-44.

De Mauro, Tullio (1993): Premessa, in: Antonino Pagliaro, Sommario di linguistica arioeuropea. Storia della linguistica. Palermo: Novecento, 1-11.

Descartes (1641/2012): Méditations métaphysiques (Traduction du latin par F. Khodoss; 8e éd.). Paris: PUF.

Di Cesare, Donatella (1987): Aristotele, Humboldt e la concezione dinamica della lingua come ἐνέργεια, in: Paradigmi, 65-86.

Di Cesare, Donatella (1988): Die aristotelische Herkunft der Begriffe ἔργον und ἐνέργεια in der Sprachphilosophie Wilhelm von Humboldts, in: Jörn Albrecht/Jens Lüdtke/Harald Thun (Hrsg.): Energeia und Ergon: sprachliche Variation, Sprachgeschichte, Sprachtypologie. Band II: Das sprachtheoretische Denken Eugenio Coserius in der Diskussion. Tübingen: G. Narr, 29-46.

Di Cesare, Donatella (1991): Introduzione, in: Wilhelm von Humboldt, La diversità delle lingue. Roma: Laterza, 11-102.

Di Salvatore, Giuseppe (2007): Le défi énergétique de l’extralinguistique chez Eugenio Coseriu. Communication présentée dans le cadre du colloque Coseriu: réceptions contemporaines, Aix-en-Provence, 17-19 septembre 2007.

Engels, Friedrich (1925/1975): Dialectique de la nature (Traduction de l’allemand par E. Bottigelli). Paris: Editions Sociales.

Humboldt, Wilhelm von (1903-1936): Gesammelte Schriften (Herausgegeben von der Preussischen Akademie der Wissenschaften). Berlin: B. Behr.

Humboldt, Wilhelm von (1836/1974): La différence de construction du langage dans l’humanité et l’influence qu’elle exerce sur le développement spirituel de l’espèce humaine ou Introduction à l’œuvre sur le kavi, in: Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais (Traduction de l’allemand par P. Caussat). Paris: Seuil, 143-419.

Jost, Leonhard (1960): Die Auffassung der Sprache als Energeia. Bern: Verlag Paul Haupt.

Leontiev, Alexis N. (1972/1976): Le développement du psychisme (Traduction anonyme du russe d’après la 3e éd. [1re éd.: 1959]). Paris: Editions Sociales.

Leontiev, Alexis N. (1975/1984): Activité, conscience, personnalité (Traduction du russe par G. Dupond). Moscou: Editions du Progrès.

Marx, Karl (1844/1982): Economie et philosophie, in: Philosophie (Traduction de l’allemand par M. Rubel). Paris: Gallimard, 140-222.

Marx, Karl (1845/1982): Ad Feuerbach, in: Philosophie (Traduction de l’allemand par M. Rubel). Paris: Gallimard, 232-235.

Mead, George H. (1934/2006): L’esprit, le soi et la société (Traduction de l’américain par D. Cefaï et L. Quéré). Paris: PUF.

Medvedev, Pavel N. (1928/2008): La méthode formelle en littérature. Introduction à une poétique sociologique (Edition critique et traduction du russe par B. Vauthier & R. Comtet). Toulouse: Presses Universitaires du Mirail.

Müller-Sievers, Helmut (1993): Epigenesis. Naturphilosophie im Sprachdenken Wilhelm von Humboldts. Paderborn: Schöningh.

Spinoza, Baruch (1677/2005): Ethique (Traduction du latin et commentaires par R. Misrahi). Paris: Editions de l’Eclat.

Volochinov, Valentin N. (1929/2010): Marxisme et philosophie du langage. Les problèmes fondamentaux de la méthode sociologique dans la science du langage (Traduction du russe par P. Sériot et I. Ageeva-Tylkowski). Limoges: Lambert-Lucas.

Vygotsky, Lev S. (1927/1999): La signification historique de la crise en psychologie (Edité par J.-P. Bronckart & J. Friedrich; traduction du russe par C. Barras & J. Barberies). Lausanne – Paris: Delachaux et Niestlé.

Vygotski, Lev S. (1934/1997): Pensée et langage (Traduction du russe par F. Sève; 3e éd.). Paris: La Dispute.

Watson, John B. (1913): Psychology as the behaviorist views it, in: Psychological Review 20, 2, 158-177.

Watson, John B. (1920): Is thinking merely the action of language mechanisms?, in:  British Journal of Psychology 11, 1, 87-104.

Welbers, Ulrich (2001): Verwandlung der Welt in Sprache. Aristotelische Ontologie in Sprachdenken Wilhelm von Humboldts. Paderborn: Schöningh.

Zinchenko, Vladimir P. (1985): Vygotsky’s ideas about units for the analysis of mind, in: James V. Wertsch (Ed.), Culture, communication and cognition. Vygotskian perspectives. Cambridge: Cambridge University Press, 94-119.




1 Les citations de Humboldt renvoient à la pagination du septième volume de l’édition des œuvres complètes de l’Académie des Sciences de Prusse (1903).

2 Le terme « anthropologie » ne se réfère pas ici à l’une des conceptions particulières dans la discipline éponyme, mais au fait que l’humain est au centre des intérêts de Coseriu.

3 Le terme de « non-linguistique » se réfère à des dimensions qui ne sont pas elles-mêmes langage ou qui ne sont pas seulement langage; ce terme traduit également l’idée que la linguistique n’a pas à traiter en profondeur de ces dimensions. Comme l’a montré Di Salvatore (2007), les dimensions extralinguistiques chez Coseriu peuvent être d’emblée de l’ordre du non-langage (comme l’agir en général) ou peuvent se présenter comme une sorte de négation dialectique du langage, c’est-à-dire comme un acquis rendu possible par le langage mais qui ne lui appartient plus (en ce sens, les choses désignées au travers des significations linguistiques sont d’emblée posées comme étant « objectives » ou comme étant situées en dehors du langage; cf. Coseriu 1987/2007).

4 C’est dans le contexte de ces réflexions sur l’humain que prend sens l’affirmation de Coseriu: « Le langage tout entier est un universel humain dont la justification n’est pas linguistique » (1974/2001: 106).

5 Coseriu tient la théorie de Bloomfield en haute estime, en soulignant, entre autres, que l’option behavioriste a été extrêmement fructueuse au plan descriptif: « hay que reconocer […] que, en ciertos aspectos, como el de la grámatica objetiva, difícilmente se podría imaginar un sistema de análisis, descripción y clasificación más coherente y riguroso que el inaugurado por Bloomfield » (1954/1973: 135).

6 On peut remarquer également qu’avec cette conception du langage comme energeia certains faits deviennent “inaccessibles” ou perdent leur consistance, comme c’est le cas pour l’un des faits fondateurs de la linguistique historique et comparée: « Le changement linguistique n’existe pas » (Coseriu 1983/2001).

7 Les études publiées par Coseriu au cours des années 1950 effectuent ces mouvements plus librement que les synthèses plus courtes rédigées à la fin des années 1960.

8 Selon l’interprétation que donne Gustave Guillaume de ce phénomène (cf. Boone & Joly, 1996).

9 Blair ne commente pas cette réflexivité. L’inconvénient réside dans le fait que le sémantisme de l’expression « to busy oneself » introduit deux aspects qui ne sont pas présents dans le terme « ergein »: le processus porte sur un objet et cet objet est l’entité même qui met en œuvre le processus (cf. le terme français « s’occuper »). Chez Aristote l’energeia n’est pas dirigée vers un objet extérieur à l’activité (c’est-à-dire qu’elle n’est pas transitive) et elle n’est pas non plus « dedans » quelque chose (cf. aussi Blair op. cit.: 27-28).

10 Blair s’oppose à tout interprétation du terme energeia comme signifiant un « acte » dans un sens statique ou « actualité ». Par ailleurs, l’une de ses hypothèses est que la première occurrence du terme se trouve dans Le protreptique energeia est introduit pour caractériser le comportement des êtres vivants, qui sont actifs d’eux-mêmes.

11 La distinction entre l’energeia et ces produits processuels est analogue à la distinction de Spinoza entre Natura naturans et Natura naturata.

12 A partir du début des années 1970, l’œuvre de Volochinov a été malencontreusement associée au nom de Mikhaïl Bakhtine ainsi qu’à la mythologie académique forgée autour de la figure de ce dernier sous le nom de « cercle de Bakhtine ». Il n’y a cependant aucune raison de continuer aujourd’hui à confondre les deux auteurs et surtout à mélanger leurs conceptions respectives, qui sont diamétralement opposées (cf. Bronckart/Bota 2011).

13 La présence du terme « marxisme » dans le titre de cet ouvrage ne devrait pas constituer aujourd’hui un obstacle à sa lecture et à son interprétation, notamment dans la perspective que je propose ici. Si Coseriu a toujours critiqué le marxisme dogmatique (pour les mêmes raisons que Volochinov d’ailleurs), au début des années 1990 il a pris une position exemplaire en regard de l’intérêt épistémologique majeur des versions anti-dogmatiques du marxisme. Dans le cadre d’un discours tenu en Italie, Coseriu a commenté les développements prévus et imprévus des sciences humaines de la manière suivante: « Un’altra cosa che non avevo previsto, ed è un fatto interessante dal punto di vista delle determinazione politiche della linguistica, è il crollo del marxismo come sistema di governo. Credo che sia un fatto importante non solo per la linguistica, ma in generale per la filosofia e per le scienze della cultura. Il crollo del marxismo come sistema di governo ci permette uno studio molto più pacato dei contributi di Marx senza più addentelatti politici e senza gli aspetti dogmatici. Per la linguistica, così come per l’estetica e la poetica, si aprono nuove posibilità per un studio oggettivo di Marx. » (Coseriu cité par De Mauro 1993: 7). Par ailleurs, à la fin de sa période italienne, Coseriu avait réalisé un survol critique des principes et des conclusions de la linguistique marxiste « orthodoxe » de I.I. Meshchaninov, en concluant que, exception faite des références répétées (et parfois superflues) à la doctrine officielle, cette linguistique propose des idées tout à fait similaires à celles de la linguistique occidentale (Coseriu 1950: 28-29).