Online-Zeitschrift für Sprachwissenschaft und Sprachphilosophie - Du primat de l'histoire
 

Eugenio Coseriu
Du primat de l'histoire


Traduit de l'allemand par Stijn Verleyen, Leuven
À Oswald Szemerényi pour son 65e anniversaire


I

1. La distinction méthodologique entre synchronie et diachronie, qui est sans aucun doute très importante, et même indispensable à une étude adéquate des langues, est largement considérée dans la linguistique d'aujourd'hui (certes, le plus souvent de façon implicite, mais parfois aussi de façon explicite) comme une distinction , c'est-à-dire comme une distinction qui concerne une différence essentielle entre les faits de langue eux-mêmes (disons, d'une part, entre les faits et les faits , de l'autre). Dans le même temps, on admet, implicitement et parfois explicitement que la description synchronique des langues prévaut sur l'histoire de la langue: dans cette conception, la perspective synchronique correspond mieux (ou est même la seule à correspondre) à l'essence des langues. C'est ainsi que Louis Hjelmslev, par exemple, écrit 1 : « [l'hypothèse glossématique] nie également le droit de considérer un état de langue comme un simple moment passager d'une évolution, transition fuyante et fluctuation incessante ». B. Malmberg 2 va beaucoup plus loin encore lorsqu'il affirme que la langue est par définition , et lorsqu'on la considère comme quelque chose qui change et qui évolue, on adopte un point de vue « qui, au fond, est incompatible avec l'idée de la langue » ; une « langue qui évolue », est une contradictio in adiecto, « bien entendu si nous comprenons par langue un système dans le sens strict de ce terme ». Contre de telles conceptions, nous avancerons ici la thèse, aujourd'hui certes impopulaire, mais, selon nous 3, non intempestive, du primat de l'histoire, c'est-à-dire la thèse selon laquelle, précisément du point de vue de la

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réalité, l'histoire de la langue est la plus conforme, et dans un certain sens la seule conforme, à l'essence des langues.

2. Dès l'abord, et sur un plan purement intuitif, c'est, en vérité, la remise en question du bien-fondé des allégations que nous avons rapportées qui devrait s'imposer. Une langue étant une tradition historique de l'activité de parler*, c'est-à-dire par définition un objet historique, comment donc le point de vue historique pourrait-il être inadéquat > Et, en admettant que les traditions linguistiques évoluent effectivement dans l'histoire, comment pourrait-elle représenter une contradiction dans les termes > Si nous voulons pouvoir prendre par la suite une position qui soit dûment fondée, il est toutefois nécessaire de nous remettre en mémoire préalablement, tant en ce qui concerne les langues elles-mêmes qu'au niveau de leur étude, les arguments qui ont été avancés pour justifier le primat de la synchronie et, du même coup, pour justifier le rôle secondaire de ce qu'on appelle la diachronie. Ces arguments, dont les effets, consciemment ou inconsciemment, perdurent dans la linguistique actuelle, ont été avancés, comme on le sait, en particulier par F. de Saussure dans son Cours 4 .

II

F. de Saussure a effectivement fait lui-même de sa distinction méthodique entre synchronie et diachronie une distinction réelle et a voulu ainsi fonder tant du point de vue méthodologique que de celui de la réalité le primat de la synchronie. Les arguments avancés par Saussure en faveur de sa conception sont de trois sortes, à savoir une série d'analogies, des arguments positifs en faveur de la synchronie et des arguments négatifs à l'encontre de la diachronie. Mais dans tous ces arguments, il y va toujours au fond d'une seule et même chose : c'est-à-dire de montrer que c'est seulement en synchronie que chaque langue peut être appréhendée comme un système, c'est-à-dire dans sa totalité, et qu'elle peut être appréhendée comme telle (c'est-à-dire en tant que ce qu'elle est réellement).

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1. Les analogies sont, quant à elles, de deux types, à savoir a) celles qui sont fondées sur des images (l'analogie avec la projection d'un corps sur un plan, avec un tronc d'arbre coupé transversalement ou longitudinalement, et avec le jeu d'échecs 5), et b) celles qui sont fondées sur une autre réalité, ce dernier type étant représenté par un seul exemple : l'analogie avec l'économie politique 6.

a. Or, les analogies mentionnées en a) sont toutes les trois inadéquates, et cela pas seulement (car, compris de cette manière, ces schémas sont utiles du point de vue pratique et didactique et demeurent sans danger du point de vue théorique à condition toutefois que l'on garde toujours à l'esprit qu'il ne s'agit que d'illustrations. Et même à ne pas tenir compte de l'insuffisance générale des schémas en tant que tels, il faut dire que si l'analogie avec la projection est inadéquate, c'est parce qu'elle ne prend pas en compte la dimension diachronique de la langue, c'est-à-dire que rien dans cette analogie ne représente langue, à savoir comme l'analogue d'une langue qui ne change pas, ce quelque chose ne peut être que l'ensemble des valeurs (pièces du jeu) et des règles qui sont à la disposition du joueur pour réaliser potentiellement des coups. Saussure pense que cette analogie n'est imparfaite que sur un seul point : les joueurs d'échecs exécutent intentionnellement tel ou tel coup, alors que le changement linguistique se déroule sans une quelconque intention; mais en réalité, c'est là le seul point sur lequel l'analogie est recevable, notamment parce que les linguistiques dans un dialogue ne sont pas moins intentionnels que les coups dans une partie d'échecs.

b. Tout aussi inadéquate est l'analogie mentionnée en b), celle qui concerne l'économie politique, car l'économie politique et l'histoire économique n'entretiennent pas le même rapport que celui qui existe entre la description linguistique et l'histoire de la langue; l'économie politique correspondrait à la linguistique générale ou, à la rigueur, à une , alors que l'analogue de la description linguistique ne pourrait être que la représentation des rapports économiques d'une communauté donnée à un moment précis de son histoire (par exemple, un compte rendu ).

2. En ce qui concerne les arguments positifs explicites en faveur de la synchronie, F. de Saussure pense, d'une part, que c'est seulement en synchronie que la langue est appréhendable comme un tout, comme un système, et, d'autre part, que pour le locuteur, la synchronie, c'est-à-dire l'état de langue, est la seule réalité: « La linguistique synchronique s'occupera des rapports logiques et psychologiques reliant des termes coexistant et formant système, tels qu'ils sont aperçus par la même conscience collective. La linguistique diachronique étudiera, au contraire, les rapports reliant des termes successifs non aperçus par une même conscience collective, et qui se substituent les uns aux autres sans former système entre eux » 7.

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Ce double argument comporte, à le considérer de plus près, trois choses : a) en synchronie, on appréhenderait l'ensemble d'une langue (un système linguistique dans son entier) ; b) on appréhenderait à chaque fois un seul système linguistique ; et c) ce que l'on a appréhendé, l' « état de langue », serait quelque chose de statique. Cet argument n'est toutefois recevable sous aucune de ces trois formes, car il ne correspond nullement à l'expérience quotidienne du locuteur (et des linguistes !) dans sa pratique de la langue.

a. Premièrement, on ne saurait en réalité appréhender un système linguistique dans son entier; on ne l'appréhende toujours que de façon partielle. F. de Saussure attribue naturellement cette capacité à ce qu'on appelle la . Mais comme, au sens propre, une conscience collective n'existe pas 8 , et que cette conscience n'est en fait qu'une dimension de la conscience individuelle, on ne peut que se rapporter à cette dernière. Il s'ensuit que cet argument est tout simplement faux. Il est sans aucun doute permis d'affirmer qu'un locuteur connaît l'entier d'un système linguistique, c'est-à-dire qu'il en a un savoir intuitif ; mais sur un plan réflexif, et in concreto, on ne peut chaque fois appréhender un système qu'en partie par la réalisation qu'on en fait dans un discours déterminé (au moins dans un discours intérieur), ce que font non seulement les locuteurs, mais aussi les linguistes lorsqu'ils déclarent que certaines formes ou certaines constructions sont ou dans une langue. D'où justement la quantité des constructions dont on dit, notamment ces derniers temps, qu'elles sont ou dans différentes langues, mais qui, en réalité, sont parfaitement correctes ou même courantes dans certains contextes. C'est ainsi que, par exemple, on a considéré la phrase en allemand Heinrich Heine ist ein deutscher Dichter, der ein Lyriker ist comme étant impossible. Or, cette phrase n'est impossible que dans certains contextes déterminés ? peut-être même très nombreux ? mais en vérité, cette phrase est parfaitement acceptable dans une situation où A dit « Es gibt keine deutschen Dichter, die Lyriker sind » et où B lui répond « Mais si, (mais qu'est-ce que tu dis !), Heinrich Heine ist ein deutscher Dichter, der ein Lyriker ist ». De la même manière, on a voulu affecter d'un astérisque d'agrammaticalité des tournures telles que une femme avec des jambes, un enfant avec des yeux, une rivière avec de l'eau : on prétend que ces tournures ne sont correctes que si une épithète apparaît dans le groupe nominal (une femme aux belles jambes, un enfant aux yeux bleus, une rivière à l'eau limpide). Mais en réalité, les restrictions dont on parle ici sont liées à la connaissance des , à la connaissance de la réalité extralinguistique. Dès lors qu'on envisage une autre réalité que la et que celle que l'on connaît généralement ou qu'on nie ou qu'on remet en question cette autre réalité, de telles expressions sont, elles aussi, non seulement acceptables, mais parfaitement 9 . A strictement parler, personne n'a à l'esprit tous les contextes dans lesquels des énoncés linguistiquement corrects (faisant partie du système linguistique) peuvent apparaître, car chaque contexte ne peut être constaté ou réalisé que dans



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l'acte d'énonciation effectif lui correspondant. De ce point de vue, il y va au fond de la description de la langue comme de l'histoire de la langue.

b. Deuxièmement, il ne se trouve guère ou pratiquement pas de locuteurs qui soient en présence d'un système linguistique homogène et unique. Il s'agit là d'une condition de la description linguistique et non pas de ce que les locuteurs vivent réellement, pas plus qu'il s'agit pour le linguiste d'un donné auquel il a immédiatement accès. F. de Saussure, tout comme G. von der Gabelentz avant lui, a bien vu que l'objet d'une description fonctionnelle cohérente, c'est-à-dire une description fermée en et sur elle-même, ne peut avoir à chaque fois pour objet qu'un seul système linguistique, qu'un seul système homogène ; en même temps, cependant, il s'est également rendu compte qu'un tel système doit à chaque fois être délimité par le linguiste 10 . Le locuteur, par contre, se trouve confronté, dans son expérience réelle, à l'état d'une langue historique, dont la synchronie montre des différences selon les points de vue diatopique, diastratique et diaphasique. Tout locuteur, s'il ne connaît pas la langue historique dans son ensemble, connaît, au moins jusqu'à un certain point, plus d'un dialecte et plus d'un niveau de langue ; et tout locuteur maîtrise plusieurs styles de langue. Au contraire, l'objet de la description synchronique (fonctionnelle), ainsi que l'entend Saussure lui aussi, est non seulement synchronique, mais en même temps , et : un dialecte, un niveau de langue et un style, c'est-à-dire une 'langue fonctionnelle' 11 . Les incontestables conquêtes de l'approche structurale de la langue ne sont pas seulement à attribuer au fait que cette approche se soit concentrée sur la synchronie (la dialectologie, la sociolinguistique et la stylistique linguistique sont, elles aussi, en tant que disciplines descriptives, ), mais bien en même temps au fait qu'elle se soit limitée de façon implicite ou explicite à la 12 .

De la même manière en ce qui concerne la langue fonctionnelle en tant que telle, le locuteur réel ne se trouve pas devant un seul état de langue, mais au contraire devant au moins deux états de langue : étant donné qu'à chaque moment de l'histoire, tel ou tel changement linguistique est en cours, le locuteur se trouve, en effet, en présence d'une tension entre un état de langue ancien et un état de langue nouveau. C'est par cette situation que s'explique justement le phénomène de la qui se fait entre des formes anciennes et des formes nouvelles ; cette caractérise l'apparition effective du changement linguistique dans la langue historique entre l'innovation originelle (par exemple, l'apparition d'une forme y qui prend la place d'une forme x plus ancienne) et la , qui se trouve à la fin du processus (remplacement général de la forme x par la forme y ou fixation d'une distribution



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déterminée des deux formes). D'où également, entre autres, ce que l'on appelle les irrégularités dans les résultats du changement phonétique, qui, à l'origine, et selon son essence, ne peut être que régulier 13.

c. Troisièmement, un seul état de langue fonctionnelle n'est pas non plus quelque chose de statique (et cela, certainement pas pour les locuteurs), mais un savoir orienté vers l'avenir et, ainsi, quelque chose de potentiellement dynamique. Et s'il est vrai de dire que la dimension diachronique objective de la langue n'est pas pertinente pour les locuteurs, il faut néanmoins ajouter qu'il existe une 14 qui est subjective; d'où le fait que leur langue comporte une dimension : une langue est pour les locuteurs eux-mêmes un système de procédés, de modi agendi en vue d'une activité de parler future (à-venir) et en vue de la création dans et au moyen de cette langue. Qui parle l'espagnol ou l'italien sait aussi, par exemple, que llambada est une forme (possible en espagnol) et tortognare une forme , bien qu'éventuellement, il ne sache pas si ces formes existent réellement ; de la même manière que ce même locuteur sait qu'à une forme (= nouvellement créée) telle que fr. défauteuiller ne peut correspondre en espagnol que desembutacar (et non pas quelque chose comme desbutacar). Tout ce qui est règle dans la langue est application virtuelle, c'est-à-dire quelque chose qui sera appliqué ou qui pourra l'être. F. de Saussure lui-même, du reste, ne l'a pas vu autrement, car, dans le beau chapitre qu'il consacre à l'analogie, il mentionne 15 comme possibilités du français des formes comme interventionnaire, répressionnaire et firmamental. Or, l'analogie ne se limite pas à la formation des mots, ni à la lexicale et grammaticale ; elle concerne toutes les régularités d'une langue, qu'il s'agisse de la forme matérielle ou du contenu : une langue est au fond un système d'analogies (ce qui n'exclut nullement les ).

3. Les arguments qui vont à l'encontre de la diachronie sont, chez F. de Saussure, l'exact pendant des arguments en faveur de la synchronie ; comme on le sait, ce linguiste pense qu'en diachronie, on ne peut pas appréhender le système, mais seulement les événements (isolés) qui le modifient et que le changement linguistique lui-même a lieu fondamentalement en dehors du système linguistique 16.

a. On me permettra à ce propos tout d'abord de faire remarquer généralement qu'il faut être atteint d'une forme particulière de cécité ou avoir besoin de lunettes avec des verres plus que spéciaux pour ne voir dans l'évolution de la langue que ce que l'on appelle le changement



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linguistique (= remplacement successif de faits individuels) et pour ne pas y percevoir aussi la continuité de la langue. Car ce qui frappe en ce qui concerne les langues lorsqu'on les compare à d'autres traditions, c'est plutôt que les langues soient des traditions aussi stables, c'est-à-dire qu'elle se transmettent en règle générale sans altérations profondes (ce qui est précisément aussi la condition des thèses de F. de Saussure) et que, dans leur cas, une accélération du changement ne se produit que dans des circonstances historiques particulières. En outre, le structuralisme diachronique a montré de façon convaincante que l'on peut très bien observer du point de vue diachronique .

b. Mais ce qui est plus important pour notre propos, c'est que les preuves que F. de Saussure apporte pour soutenir ses hypothèses sont, même dans le contexte de sa propre conception de la langue, largement contradictoires et que toutes ces preuves, sans exceptions, ne sont pas valables? D'une part, il choisit comme exemples du changement linguistique des faits qui, à première vue, apparaissent être effectivement des faits isolés () quand on ne prend pas en considération les relations éventuelles qui les relient (comme dans le cas du fr. décrépi). Et lorsqu'il s'agit à l'évidence de faits appartenant au système, il ne les interprète que comme des faits isolés sans prendre en considération les relations correspondantes les concernant (comme dans le cas du changement phonétique et dans celui de l'opposition cas sujet/cas régime en français). D'autre part, il identifie presque totalement le changement linguistique au changement phonétique, c'est-à-dire qu'il n'appelle que ce qui se produit, à son avis, à l'extérieur du système (grammatical) de la langue. C'est ainsi, par exemple, qu'il ne mentionne que le changement phonétique gasti > gesti > Gäste ou *foti > fet > feet, sans traiter à cette occasion la modification corrélative du système de la formation du pluriel, comme si celle-ci n'était effectivement qu'un et non pas en même temps un diachronique. Et les créations analogiques, il les interprète certes à certains égards tout à fait correctement (cf. ci-dessous), mais, dans le même temps, de façon unilatérale comme des phénomènes appartenant exclusivement à la synchronie, comme si ces créations ne survenaient pas également sur le plan diachronique 17 . Mieux encore : de Saussure se voit obligé d'admettre que le processus du changement linguistique n'a pas lieu dans le système linguistique, mais quelque part ailleurs, à savoir dans la parole, comme si celle-ci était une réalité autonome, une réalité séparée du système, plutôt que l'emploi concret de celui-ci. En réalité, cependant, toutes les étapes du changement linguistique (adoption, sélection, mutation), à l'exception de la première (innovation), ont lieu dans la langue en tant que telle, parce qu'il s'agit précisément du changement linguistique, et non pas simplement du changement dans la parole (la parole en tant que telle ne saurait d'ailleurs changer, car elle ne possède pas de continuité historique). Et, naturellement, F. de Saussure n'a pu prouver ni que le changement linguistique ne concerne que des faits isolés ni qu'il se produit en dehors du système linguistique ; il n'a pu que montrer ? de façon indirecte, c'est-à-dire par une reductio ad absurdum involontaire ? qu'il est impossible d'intégrer le changement linguistique dans un système linguistique conçu de façon statique 18 .



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III

a. La seule chose qui soit exacte dans tout cela, c'est que le primat de la synchronie dépend entièrement de l'interprétation que l'on fait du changement linguistique. La description ne concernait que des éléments isolés et s'il avait lieu en dehors du système linguistique. S'il en était ainsi, on n'aurait pas non plus de continuité de la langue dans le temps, mais seulement une succession quelconque de systèmes linguistiques séparés, c'est-à-dire indépendants les uns des autres, et en soi statiques (immuables), ce que Saussure 19 admet aussi explicitement. Et, dans ce cas, l'histoire de la langue n'aurait naturellement plus aucun sens : elle ne serait rien d'autre que l'enfilement plus ou moins lâche d'un nombre de descriptions synchroniques.

b. Cependant, la continuité temporelle de la langue est un fait réel, et cela non seulement pour la conscience des sujets parlants, lesquels ont la conviction de parler toujours , mais aussi d'un point de vue objectivement fonctionnel parce que d'innombrables fonctions et procédés d'une langue restent inchangés durant une longue période (c'est-à-dire qu'ils sont reproduits sans cesse de la même manière) et qu'il est loin d'être le cas que tous les changements linguistiques affectent aussi le système fonctionnel (comme le note F. de Saussure lui aussi). D'autre part, c'est aussi un fait qu'une langue (fonctionnelle) est à tout moment de son évolution historique un système d'oppositions au sens saussurien, c'est-à-dire un ensemble de fonctions et de procédés qui sont entre eux dans un rapport d'opposition. Afin de justifier la continuité d'une langue, il faut donc concilier le système linguistique et le changement linguistique. Pour ce faire, il faut toutefois ? et cela en harmonie avec l'expérience réelle que nous faisons de la langue ? partir d'une autre compréhension ou d'une autre conception aussi bien du système de la langue que du changement linguistique ; partir d'une conception qui, du reste, n'était pas elle non plus étrangère à F. de Saussure parce qu'il considère avec justesse comme des les types de changement linguistique traités dans son chapitre sur l'analogie.

1.a. En ce qui concerne le système linguistique, il s'agit de reprendre la conception que W. v. Humboldt a de la langue en tant qu'energeia, puis de développer et d'appliquer de façon conséquente cette conception, en allant même au-delà de ce que W. v. Humboldt dit explicitement. Le langage est précisément dans son essence energeia, c'est-à-dire, une activité libre et créatrice : il est non pas seulement emploi de ce qui a déjà été créé verbalement, mais au contraire, à l'origine et en premier lieu, création verbale. Et une langue (un ) est une tradition technique du langage : une technique historiquement donnée en vue de la réalisation de cette activité, qui est en soi créatrice. C'est pourquoi, cette activité ne peut être un système clos, un système créé une fois pour toutes, un instrument qui, tel qu'il est, sans changement, ne fait qu'être employé dans le discours. La langue doit être une technique ouverte, potentiellement dynamique, qui permet et conditionne la création langagière ; une technique donc dans laquelle sont donnés également aussi bien la

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possibilité de son propre dépassement (changement) que les principes de son élaboration ultérieure 20 . Il existe certes des systèmes qui sont créés comme de purs et simples instruments et qu'on appelle aussi, de nos jours de plus en plus fréquemment, des , de sorte que les langues proprement dites doivent être appelées . Mais on ne saurait souscrire à cet usage arbitraire, car n'y a pas d'autres langues que les langues  : les langues non naturelles ne sont précisément pas des langues, mais des systèmes paralinguistiques 21 .

1. b. Etant donné que la langue est une activité créatrice, le changement linguistique ne peut
pas non plus seulement être compris de façon , en se rapportant à la langue qui lui est antérieure et comme quelque chose qui se produit en elle et avec elle. Au contraire, le changement linguistique doit être en même temps et en premier lieu compris de façon . Et, dans ce sens, il ne signifie pas remplacement dans une langue déjà donnée, mais création de langue, objectivation historique de ce qui a été créé dans l'activité de parler, c'est-à-dire langue par excellence saisie au moment de son devenir. Comme dans toute autre tradition, le changement en soi n'est pas non plus ici la transformation de quelque chose de déjà donné, mais naissance d'un morceau de tradition, et cela peu importe si ce qui est nouvellement créé remplace ou non une autre partie plus ancienne de cette tradition. Dans cette perspective également, il n'existe absolument pas de différence entre (= remplacement) et  : dans les deux cas, nous avons affaire à des traditions nouvelles 22 . Et le véritable problème du changement linguistique n'est pas celui du pourquoi du changement dans la langue qui lui est antérieure (ce qu'il ne doit pas être nécessairement), mais celui du comment de son avènement, c'est-à-dire le comment de sa constitution en tant que tradition (ce qu'il est dans tous les cas) 23 . En outre, il faut tenir compte du fait que les

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locuteurs n'ont que très rarement (et, le plus souvent, nullement) l'intention de modifier leur langue, ce qui n'empêche pas cependant qu'ils la modifient par leur créativité verbale dans ce qui apparaît à première vue comme une simple utilisation de la langue. Ce qui signifie que, pour eux, d'une manière qui reste encore à définir, le fonctionnement de la langue et le changement linguistique coïncident.

2. Dans ce sens, il est possible d'intégrer sans difficulté le changement linguistique, la création ou le devenir de la langue, dans le système linguistique, c'est-à-dire dans la technique de la langue. Existence et possibilité à la fois, technique en partie déjà mise en ?uvre et en partie qui reste encore et toujours prête à être mise en ?uvre, une langue (quand elle n'est pas une ) n'est à aucun moment quelque chose de déjà produit dans sa totalité : en réalité, elle ne cesse d'être créée par ce que l'on appelle le changement linguistique.

a. Afin de saisir le mode historiquement concret de cette intégration, il faut distinguer soigneusement dans la langue entre existence et possibilité, entre technique réalisée et technique réalisable, et, en même temps, constater concrètement comment le fonctionnement de la langue et le changement linguistique peuvent coïncider. Dans toute langue fonctionnelle, on peut, en effet, distinguer trois niveaux techniques : la norme, le système et le type linguistiques 24 . La norme comprend tout ce qui a été créé concrètement par l'utilisation d'une technique linguistique et qui, ainsi, en tant que langue déjà faite : la norme est l'ensemble des réalisations traditionnelles au sein d'une langue (y compris les règles de réalisation) et contient, pour cette raison, aussi des traits non fonctionnels, mais des traits qui apparaissent comme nécessaires dans la réalisation ou qui correspondent tout simplement « à l'usage ». Le système linguistique comprend ce qui est fonctionnel dans la technique de la langue, c'est-à-dire, les oppositions et les procédés fonctionnels de la langue en question, et son organisation correspond de cette manière à ce qu'on appelle parfois aussi en linguistique structurale justement (ou aussi ). Mais un même système linguistique admet différentes réalisations et c'est pourquoi il peut correspondre aussi à plusieurs normes linguistiques. Le type linguistique comprend, quant à lui, les catégories de fonctions et de procédés, les principes fonctionnels d'une technique de langue ; il peut être réalisé dans différents systèmes de différentes façons et à différents degrés et peut, pour cette raison, correspondre fondamentalement aussi à plusieurs systèmes linguistiques.


b. En ce qui concerne maintenant le rapport entre existence et possibilité, le système linguistique contient l'ensemble des réalisations possibles dans une langue donnée : il comprend aussi ce qui, à un moment déterminé, n'a pas encore été réalisé, mais qui est

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néanmoins déjà donné précisément comme (ayant une existence virtuelle), c'est-à-dire, ce qui peut être créé par l'utilisation de fonctions et de procédés oppositionnels déjà donnés. Dès lors que de telles possibilités se réalisent dans la norme, elles représentent à ce niveau-là un  ; du point de vue du système, toutefois, ce sont des faits parce qu'elles correspondent à des structures déjà données. On a donc dans ce cas un développement de la norme par simple mise en ?uvre du système ; c'est précisément dans ce sens que, dans la langue (et pour les locuteurs), la synchronie (fonctionnement) et la diachronie (changement) peuvent constituer un seul et même moment. À cette catégorie de possibilités appartiennent eux aussi les exemples de F. de Saussure mentionnés ci-dessus (interventionnaire, répressionnaire, firmamental). De tels faits appartiennent effectivement à la du français, mais à la synchronie du système, et non pas à celle de la norme : leur apparition effective dans la norme linguistique serait un diachronique (tel que l'est d'ailleurs déjà leur apparition dans le Cours de F. de Saussure : depuis 1916, ces formes sont, en tant que réalisées, ). De la même façon, mais à un niveau supérieur, le type linguistique comprend lui aussi comme possibilités (et, dans ce sens, comme existants virtuellement) des fonctions et des procédés qui ne sont pas encore donnés en tant que tels dans le système linguistique, mais qui peuvent néanmoins être créés conformément à des principes fonctionnels déjà donnés. C'est ainsi que vaut par exemple, pour le type linguistique des langue romanes (à l'exception du français moderne), et cela depuis l'étape du latin vulgaire, le principe général de la distinction entre fonctions relationnelles et non relationnelles dans tous les domaines de la langue, de la syntaxe de phrase au lexique et à la formation des mots : les fonctions relationnelles s'expriment en principe sur le plan paradigmatique (dans les unités correspondantes mêmes), tandis que les fonctions non relationnelles s'expriment sur le plan syntagmatique (). Sur la base de ce principe, de nombreuses fonctions ont été créées ou, au moins, réorganisées au cours de l'histoire des langues romanes (souvent à des époques différentes) 25. Ici aussi, nous avons donc d'un certain point de vue changement linguistique, création de la langue, mais, d'un autre point de vue, utilisation de la technique de la langue, c'est-à-dire, synchronie et diachronie à la fois : diachronie (changement) du système linguistique dans le cadre de la synchronie du type linguistique. La typologie, comprise correctement, montre de la façon la plus nette que les structures verbales ne sont pas seulement entre elles dans un rapport ?synchronique >, mais aussi (et en premier lieu ou originairement) dans un rapport ? diachronique > parce qu'elles sont créées par l'utilisation de procédés analogues ou selon des principes fonctionnels analogues. D'ailleurs, synchronie et diachronie sont dans ce sens des perspectives propres à la linguistique, et non pas des perspectives qui relèvent de la langue : dans la langue, entendue comme création linguistique, elles coïncident 26.

c. Mais cela veut également dire qu'il n'existe aucune antinomie réelle entre l'état de langue ( au sens saussurien) et l'évolution de la langue, entre l'être et le devenir de la langue. L'être d'une langue est à chaque fois le résultat de son devenir, c'est-à-dire



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ce qui a déjà été créé par la technique de la langue en question et que l'on considère comme , et le devenir de la langue est l'utilisation dynamique de son être : ce qu'est une langue se manifeste dans son évolution. Un état de langue n'est certainement pas un d'une , et s'il en est ainsi, c'est non pas parce que cet état de langue serait statique, mais bien parce qu'au contraire, il est, en tant que technique linguistique ouverte, potentiellement dynamique, parce que c'est précisément par sa continuité qu'il peut évoluer, et parce que, étant à la fois continuité et potentialité d'évolution, il fait éclater dans les deux directions la synchronie momentanée, c'est-à-dire la synchronie purement statique.


IV

Si on réfléchit à la nature réelle de la langue, c'est-à-dire à ce qu'elle est dans l'expérience effective et telle qu'elle est donnée pour les sujets parlants, il devient manifeste que, dans cette réflexion, on voit que l'histoire s'attache aussi à rendre compte de ce qui n'est pas pris en considération dans l'étude synchronique de la langue ou, plus exactement, de ce qui ne peut pas l'être dans une telle étude.

1. En premier lieu, l'histoire est en mesure ? elle en a le droit et elle doit le faire ? de prendre également en considération la diversité que montre la langue historique. Par contre, l'objet proprement dit de l'étude purement synchronique (structurale) de la langue est seulement la en tant que telle, c'est-à-dire, un système linguistique homogène de tous les point de vue : personne n'a jamais décrit l'allemand ou le français en tant que tels, mais toujours et seulement une forme déterminée de l'allemand, une forme déterminée du français. Or, cette diversité ne concerne pas uniquement la configuration objective () de la langue historique, c'est-à-dire le fait qu'elle se compose de dialectes, de niveaux de langue et de styles, mais cette diversité concerne également son fonctionnement dans l'activité de parler parce qu'un système ne fonctionne pas uniquement par ses oppositions internes, mais aussi par ses relations externes, à savoir par les relations qui le relient dans les textes à d'autres langues fonctionnelles ( ou ). En d'autres termes : la langue historique ne fonctionne pas seulement dans l'activité de parler par son homogénéité structurelle, mais aussi par sa diversité. En effet, le locuteur ne fait pas uniquement son choix parmi les paradigmes d'une langue fonctionnelle, mais aussi à l'intérieur de l'architecture de la langue historique, et cela pas seulement avant de commencer un texte, mais également durant l'écriture d'un seul et même texte, voire au milieu d'une phrase 27 . Naturellement, les dialectes, les niveaux de langue ou les styles peuvent être eux aussi décrits synchroniquement, mais dans ce cas, ils ne sont pas décrits en tant que partie intégrantes d'un unique savoir linguistique, mais à chaque fois comme des systèmes autonomes, séparés les uns des autres. Les faits isolés correspondant à chacun des aspects de cette diversité peuvent naturellement être eux aussi définis et décrits structurellement, mais pas du point de vue de leur contribution au fonctionnement de la langue dans l'activité de

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parler. Car dans la description strictement structurale disparaît précisément ce qui caractérise le fonctionnement de la langue dans les textes : par exemple, une forme n'est pas dans le dialecte auquel elle appartient, de la même manière qu'un ne fonctionne pas comme tel dans un système linguistique ancien. De telles valeurs ne se constituent chaque fois qu'en dehors de leurs systèmes linguistiques respectifs. Mais une description structurale est incohérente lorsqu'elle traite ensemble des faits relevant de différents dialectes, de différents niveaux de langue et de différents styles. De même, les autres disciplines synchroniques (dialectologie, sociolinguistique et stylistique de la langue) ne considèrent à chaque fois qu'une seule dimension de la diversité langagière, et elles sont incohérentes lorsqu'elles considèrent plusieurs dimensions à la fois. C'est ainsi que, par exemple, la dialectologie en tant que telle (c'est-à-dire en tant qu'étude de la variation de la langue dans l'espace) peut certes se limiter à chaque fois à un niveau de langue (et c'est ce qu'elle devrait toujours faire), mais il est exclu qu'elle considère un fait isolé à la fois comme diatopique et comme diastratique ou diaphasique 28 . L'histoire, par contre, n'est pas incohérente lorsqu' elle prend en considération différentes dimensions d'un seul et même fait. Tout au contraire, elle doit le faire : ce qui serait incohérence dans la description structurale est cohérence dans l'histoire de la langue 29 . Parfois, on comprend cela en affirmant que l'histoire est et non relationnelle : elle ne concernerait que des éléments isolés en tant que tels, sans s'intéresser aux contextes (relationnels) dans lesquels se trouvent ces éléments. Mais de telles affirmations témoignent d'une conception erronée de l'histoire. En réalité, la discipline qui ignore de fait certaines relations (à savoir qui ignore tout ce qui n'est pas homogénéité ou qui ne peut pas être considéré comme une détermination supplémentaire de ce qui est homogène), c'est la description structurale de la langue. L'histoire, en revanche, est certes science de l'individu, mais les faits individuels qui sont objets ne sont pas nécessairement des entités (du point de vue de l'histoire, un système linguistique, une langue historique et une famille de langues sont autant d'« individus »). L'histoire prend en considération chaque fait avec toutes ses déterminations, parmi lesquelles se trouve aussi la détermination structurale, qui n'est pour elle qu'une détermination parmi de nombreuses autres, bien qu'elle ne soit point la moins importante. Et s'il en est ainsi, c'est non pas que l'histoire soit une science , mais bien parce que l'histoire est ? dans le cas de la langue comme dans tout autre ? science intégrale de chaque fait individuel, quel qu'il soit 30 .

2. Il en est de même pour la tension qui existe entre systèmes anciens et systèmes récents au sein d'un seul et même état de langue. Seule l'histoire peut ordonner avec exactitude les faits en question et peut étudier le phénomène de la sélection, ce qu'elle a du reste aussi déjà fait 31. Pour la description purement synchronique, de tels faits (par exemple, carreira et carrera dans un seul et même texte en ancien espagnol) sont considérés comme des dans le cadre d'un système superordonné que l'on admet arbitrairement. Mais en réalité, (et pour les locuteurs) il peut certes s'agir de dans les systèmes respectifs, mais en premier lieu, ce sont des unités de différents systèmes. S'il en était autrement, il faudrait dire

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qu'en français, par exemple, /ε/ - /ε:/ et /ε/, c'est-à-dire, la distinction ou la non-distinction entre /ε/ bref et /ε / long, sont des . Et comment une opposition fonctionnelle ou une unité fonctionnelle pourrait-elle être une > Cependant, toute tentative d'expliquer de tels faits en synchronie signifie déjà passer à la diachronie : pour l'étude strictement synchronique de la langue, il ne peut y avoir tout au plus le système avec cette distinction et le système sans cette distinction en tant que systèmes distincts l'un de l'autre.

3. De la même façon, seule l'histoire est en mesure de constater et d'étudier la dimension de la langue en tant que telle. W. von Humboldt a fait remarquer à plusieurs reprises que l'on ne peut constater une langue dans sa totalité, comme on le fait de quelque chose qui est là devant nous (cf. supra le passage cité à la note 22). Mais cette remarque concerne à l'évidence la constatation telle qu'elle peut avoir lieu dans la description. En effet, il s'agit lorsque l'on parle de la dimension future (à-venir) de la langue de possibilités qui ne sont pas encore réalisées, lesquelles, pour cette raison, restent totalement indéterminées pour la description parce qu'il n'y a pas de science de l'avenir et que, fondamentalement, l'avenir ne peut être objet de connaissance. L'unique possibilité de constater pour l'étudier est de considérer qu'il est déjà là sous la forme de passé et de considérer ce passé en direction de l'avenir. Or, certes, l'histoire concerne le du point de vue de l'historiographie, mais non du point de vue qu'elle-même adopte à chaque fois. Lorsqu'elle étudie le passage d'un état de langue A à un état de langue B (lesquels tous deux appartiennent en tant que tels au passé), elle adopte le point de vue prospectif (A → B) et constate en B la réalisation effective de possibilités de A. En revanche, dans les études linguistiques strictement synchroniques, on ne sait même pas si les possibilités de A sont des possibilités réelles, car, pour le savoir, il faut les réaliser, c'est-à-dire pratiquer diachroniquement la langue en tant que locuteur et, ainsi, créer ce qui n'est pas encore présent dans la langue (justement, agir comme F. de Saussure le fait dans le cas d'interventionnaire etc.).

Mais ce que fait l'histoire n'est pas seulement ou, à proprement parler, n'est pas , ainsi qu'on on le pense parfois avec une ironie de mauvaise aloi. Penser ainsi donne tout d'abord l'impression qu' un état de langue pourrait aussi être justifié d'une façon autre qu'historique, à savoir d'une façon synchronique ? par lui-même, pourrait-on dire. Mais cela ne peut être le cas, car justifier quelque chose, c'est toujours le rapporter à autre chose que lui-même, et, à cet égard, si l'on peut décrire en synchronie un état de langue, en synchronie, on ne peut pas l'expliquer. Comme G. von der Gabelentz l'a bien vu, la linguistique descriptive n'explique pas la langue, mais bien l'activité de parler, en la rapportant à la langue dont elle est la réalisation 32 (et cela, du seul point de vue de son homogénéité fonctionnelle). Dans ce sens, en tant qu'explication de l'activité de parler, elle correspond aussi beaucoup mieux à son objet que la diachronie ponctuelle et fragmentaire de F. de Saussure (bien que pas mieux que l'histoire au sens propre). Par contre, quand il s'agit de justifier la langue, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit de se demander pourquoi une langue présente telle ou telle caractéristique, il faut nécessairement passer à la diachronie et constater qu'elle est devenue historiquement ce qu'elle est 33 . Par



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ailleurs, affirmer ? comme nous le rappelions plus haut - que l'on peut expliquer un état de langue par un état antérieur, laisse entrevoir une conception inacceptable de l'histoire humaine. L'histoire ne consiste pas dans le domaine de l'homme à remonter aux causes (par exemple A←B), mais au contraire à considérer les faits, dans leur évolution, selon une perspective parce que les activités libres de l'homme ont le principe de leur mouvement dans un et non pas dans un causal. Et dans ce sens (si signifie parvenir à une compréhension plus profonde et totalement fondée des faits), dans l'histoire de la langue, ce n'est pas à proprement parler l'état de langue B que l'on , mais bien l'état de langue A. Pour ce qui est de l'état B, on ne fait que constater qu'il est la continuation et le développement de A. En revanche, l'état A est réellement expliqué - c'est-à-dire mieux compris - par ce qu'il devient. Par cette évolution, on montre, en effet, que quelque chose était aussi réellement une possibilité de A, et cela avec d'autant plus de force que cette possibilité est réalisée en B. De cette façon, B confirme A en tant que technique ouverte, c'est-à-dire en tant que technique dynamique.


V

L'histoire correspond donc mieux à l'expérience que l'on a de la langue, à ce qu'elle est également pour les sujets parlants. Or, cela signifie-t-il qu'elle correspond plus exactement aussi à l'essence de la langue > A nos yeux, oui et sans le moindre doute, car les trois aspects que nous avons retenus (variété, tension entre l'ancien et le nouveau, dimension du futur) sont justement conditionnées par l'essence de la langue.

1. La variété de la langue historique tient au fait que la langue est une activité créatrice individuelle, ce pourquoi aussi, comme le remarquait Humboldt 34, on peut dire qu'en un certain sens, . L'homogénéité, par contre, qui apparaît dans la description structurale tient à l' tout aussi essentielle du langage, c'est-à-dire au fait que le langage est aussi en tant que création de la langue une activité tournée vers les autres sujets. C'est pourquoi aussi que seule une science qui prend en considération à la fois et respectivement avec la même ampleur la variabilité et l'homogénéité de la langue peut correspondre à l'essence de celle-ci.

2. La tension dialectique entre l'ancien et le nouveau correspond au fait que la langue se constitue par le changement linguistique, c'est-à-dire par le processus de l'objectivation historique de ce qui est créé individuellement (par l'individu). Ici aussi, du reste, le sujet parlant manifeste par la sélection son altérité, c'est-à-dire sa solidarité avec le passé ou avec les forces conservatrices ou, à l'inverse, avec les forces innovatrices qui participent à la création de la langue.



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3. En ce qui concerne, pour finir, la dimension future de la langue, il s'agit là de nouveau de ce que l'on appelle le changement linguistique, c'est-à-dire de la création de la langue. Or, l'histoire voit la langue comme création ; l'histoire voit, en effet, comment la langue se fait. Mais cela ne signifie pas que l'histoire ne trouverait sa justification qu'à côté de la description, en tant qu'elle serait l'étude d'autres aspects empiriques de la langue qui ne sont pas pris en considération par la description. Car la langue est (ontologiquement) création. Elle n'est pas - comme on l'admet parfois ? un objet naturel, pour lequel on peut distinguer entre l'être et le devenir, mais elle est un objet culturel, à savoir une production culturelle, de sorte que le devenir appartient à son être. Plus encore : L'être de la langue est, dans un sens originaire, devenir. Un état de langue lui aussi, et quelle que soit la durée de son existence, n'est rien d'autre qu'une phase de ce devenir. Etant création, une langue, à proprement parler, n'est jamais, elle devient toujours, ou elle n'est à chaque moment de son histoire que ce qu'elle est devenue en tant qu'un quelque chose de passé, en tant que tradition. Mais seule l'histoire est en mesure de constater le devenir en tant que devenir.

4. Il faut donc renverser l'axiome de F. de Saussure et, pour ainsi dire, le remettre sur ses pieds. La science qui rend justice aussi bien à l'expérience que la langue qu'à son essence est l'histoire de la langue.


VI

Mais on peut se demander si, au sujet de la langue, l'étude synchronique ne pourrait pas accomplir elle aussi ce que l'histoire accomplit. En ce qui concerne la variété de la langue aussi bien que la tension entre ce qui est ancien et ce qui est nouveau (c'est-à-dire la coexistence de systèmes diachroniquement ordonnés dans un même état de langue), cela semble en principe possible, mais cela est exclu dans le cas de l'étude structurale de la langue, qui, pour être cohérente, doit se limiter nécessairement à chaque fois à une seule langue fonctionnelle. Toutefois ajoutons que ce qui reste hors d'atteinte de l'étude synchronique structurale est totalement réalisable par une étude synchronique intégrale et intégrée ; en effet, une telle étude prend en considération aussi bien l'homogénéité que la variété en tant que dimensions fonctionnelles, c'est-à-dire que cette étude intégrée et intégrale, étant à la fois description structurale de la langue, dialectologie, sociolinguistique et stylistique de la langue, ne présente pas en différentes descriptions séparées, mais en une seule et même description cohérente, l'entier du savoir idiomatique d'au moins un sujet parlant tel que ce savoir se manifeste dans le discours. Mais il faut bien dire que d'une telle synchronie intégrée, les conditions (préalables) sont aujourd'hui loin d'être réunies.

En revanche, Il est par principe impossible qu'une étude synchronique de la langue rende justice à la langue en tant que possibilité et, donc, en tant que devenir. Car ce qui n'est que possibilité n'appartient pas encore à l'existence, qui, seule, peut être décrite. Tous les niveaux fonctionnels de la langue historique (norme, système et type) apparaissent nécessairement aussi en synchronie (= fonctionnement); il s'ensuit qu'ils peuvent et doivent nécessairement être aussi décrits. Dans la mesure, toutefois, où le système et le type de la langue ne sont que des possibilités ouvertes, ils ne peuvent être indiqués en synchronie qu'à titre provisoire et que de façon générique, car seule l'évolution de la langue en confirmera clairement l'existence. De la même manière, toute tentative de vouloir tenir compte de façon plus



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générale du possible en constatant ce que l'on appelle des 35 signifie déjà en soi un passage à la diachronie et, par là, à l'histoire au sens propre.

Mais se déclarer en faveur du primat de l'histoire ne signifie nullement renoncer à la description structurale ainsi que, plus généralement, renoncer aux conquêtes de la linguistique structurale, laquelle nous a permis de comprendre profondément le fonctionnement de la langue. Bien au contraire : il faut affirmer que pour décrire un état de langue déterminé d'une langue fonctionnelle, l'étude à la fois synchronique et structurale est non seulement utile, mais aussi la seule qui soit adéquate. Mais décrire un objet culturel dans une phase de son devenir, c'est-à-dire comme un quelque chose qui est devenu, appartient à l'histoire de cet objet. Il n'y a pas d'opposition entre description et histoire; et s'il y en a une, ce n'est que celle qui réside dans le fait que l'histoire comprend la description, alors que la description en tant que partie ne peut pas comprendre le tout. La description de la langue est déjà histoire de la langue, mais elle ne l'est que de façon partielle et provisoire, en attente de sa justification plus précise et de sa confirmation par l'évolution.
C'est dans ce sens qu'il nous semble juste de souscrire à la phrase de Hermann Paul selon laquelle la linguistique est effectivement histoire de la langue 36 .




* Version française revue par Jean-Pierre Durafour et Johannes Kabatek. Titre de la version originale allemande : « Vom Primat der Geschichte », Sprachwissenschaft 5 1980, 125-145. Une première version française du texte a été publiée en ligne dans la revue Texto http://www.revue-texto.net/Saussure/Saussure.html. Dans cet article capital, dont le début reprend partiellement le chapitre introducteur de Sincronía, diacronía e historia, Coseriu argumente que l'approche historique des faits langagiers est la seule qui rende justice à l'essence des langues en tant que traditions culturelles dynamiques. S'opposant au descriptivisme structuraliste (du moins, à l'exclusivité à laquelle celui-ci prétend), il dégage toutes les conséquences de ce , notamment en ce qui concerne le traitement de la variation linguistique, la séparation de la langue et de la parole (entendue comme ), et ce qu'il considère comme la seule possibilité d'expliquer les phénomènes linguistiques.

1 Acta linguistica, IV, 3, p. VII.

2 Système et méthode, Lund 1945, pp. 25ss. Voir aussi la distinction que fait Chomsky entre ? rule-gouverned creativity ? et ? rule-changing creativity ? (Current Issues in Linguistic Theory, La Haye 1964, p. 22. NdT. Voir maintenant aussi l'article critique de E. Coseriu Humboldt und die moderne SprachwissenschaftArnold Èikobavas (dabadebis 80 c'listavisadmi midzghvnili k'rebuli) (=Mélanges A. Èikobava), Tbilissi 1979, 20-29.

3 Nous croyons que la séparation méthodique de la synchronie et la diachronie, du moins en ce qui concernela théorie du langage, a déjà donné tout ce qu'elle pouvait donner, et que le temps est venu d'interroger le rapport que cette distinction entretient avec les faits linguistiques et, ainsi, de la ramener à la réalité langagière.

** NdT. Nous avons traduit le terme allemand Rede de trois façons différentes : (1) parole, lorsque le terme renvoie explicitement à de Saussure (par extension, nous avons également choisi de traduire ainsi le terme Rede tel qu'il apparaît chez Gabelentz, que Coseriu considérait comme un précurseur de Saussure ? cf. « Georg von der Gabelentz et la linguistique synchronique », Word 22, 1967) ; (2) activité de parler quand il s'agit de la envisagée dans sa généralité ; et (3) discours, lorsqu'il s'agit d'un acte de parole particulier. Pour la différence entre (2) et (3), voir Sincronía, diacronía e historia, Montevideo 1958, pp.25-26.

4 Nous considérons ici ces arguments tels qu'ils apparaissent dans le Cours de linguistique générale [CLG],étant donné que c'est précisément sous cette forme qu'ils ont exercé une influence dans l'histoire, c'est-à-dire, qu'ils ont déterminés le développement ultérieur de la linguistique. Ce faisant, nous laissonsentièrement de côté la question de savoir si le vrai ? F. de Saussure a effectivement dit, ou a eu l'intention de dire, telle ou telle chose. Ce dernier problème est du reste un problème complètement différent : il concerne plutôt la personne de F. de Saussure et, beaucoup moins, l'histoire de notre discipline, et il ne saurait donc être confondu avec le premier problème, comme cela est malheureusement souvent le cas dansles recherches saussuriennes récentes (en particulier dans celles qui revêtent un caractère dogmatique). Nousentendons donc dans ce qui suit par le F. de Saussure du CLG, c'est-à-dire, en fait les idées et les thèses qui y sont avancées, et non pas la personne historique , qui n'aurait peut-être pas non plus toujours approuvé ces idées ou, du moins, pas sans faire des réserves à leur sujet.

5 CLG, première édition, Lausanne et Paris 1916, pp. 128-130.

6 CLG, p. 118

7 CLG, p. 144. En outre : « La première chose qui frappe quand on étudie les faits de langue, c'est que pour le sujet parlant leur succession dans le temps est inexistante : il est devant un état. Aussi le linguiste qui veut comprendre cet état doit-il faire table rase de tout ce qui l'a produit et ignorer la diachronie » (p.120), et encore : « il est évident que l'aspect synchronique prime l'autre, puisque pour la masse parlante il est la seule et vraie réalité. Il en est de même pour le linguiste: s'il se place dans la perspective diachronique, ce n'est plus la langue qu'il aperçoit, mais une série d'événements qui la modifient » (p.131).

8 Pour la critique de ce concept : E. Coseriu, Sincronía, diacronía e historia, 3e édition. Madrid 1978, pp. 32ss.

9 Sur l'interprétation de ces expressions, et d'autres semblables : E. Coseriu, « Bedeutung und Bezeichnung im Lichte der strukturellen Semantik », Sprachwissenschaft und Übersetzen, édité par P. Hartmann et H. Vernay, Munich 1970, pp. 113ss.

10 « L'étude synchronique n'a pas pour objet tout ce qui est simultané, mais seulement l'ensemble des faits correspondant à chaque langue ; dans la mesure où cela sera nécessaire, la séparation ira jusqu'aux dialectes et aux sous-dialectes;» (CLG, p. 132).

11 Pour les notions diatopique, diastratique et diaphasique (et les notions opposées de syntopique, desynstratique et de symphasique), tout comme pour les notions de dialecte, de niveau de langue, de style delangue, de langue historique et de langue fonctionnelle, voir E. Coseriu, « Structure lexicale et enseignement du vocabulaire », Actes du premier colloque international de linguistique appliquée, Nancy 1966, p.192, 198-203. F. de Saussure lui-même remarque d'ailleurs que le terme synchronique n'est pas suffisamment précis, et qu'il conviendrait de le remplacer par idiosynchronique (CLG, p.132). On trouve une proposition au fond identique chez G. von der Gabelentz, Die Sprachwissenschaft, 2e édition, Leipzig 1901 pp. 60ss.

12 On trouve une formulation explicite de ce présupposé le plus souvent adopté tacitement chez D. Jones, The Phoneme : Its Nature and Use, Cambridge 1950, p.9 : « Une doit être comprise comme la production linguistique d'un individu parlant dans un style déterminé et homogène ».

13 E. Coseriu, Sincronía, diacronía e historia, pp. 101-108, 219-221.

14 Sur , voir E. Coseriu, « Structure lexicale et enseignement du vocabulaire », Actes du premier colloque, pp. 193-194.

15 CLG, p. 231.

16 Aux citations que nous avons faites plus haut, nous ajoutons les suivantes : « l'axe des successivités..., surlequel on ne peut jamais considérer qu'une chose à la fois » ; « ces faits diachroniques... n'ont aucun rapport avec le fait statique qu'ils ont produit » ; « un fait diachronique est un événement qui a sa raison d'être en lui-même ; les conséquences synchroniques particulières qui peuvent en découler lui sont complètement étrangères » ; « dans la perspective diachronique on a affaire à des phénomènes qui n'ont aucun rapport avec les systèmes, bien qu'ils les conditionnent » ; « Les altérations ne se faisant jamais sur le bloc du système, mais sur l'un ou l'autre de ses éléments, ne peuvent être étudiées qu'en dehors de celui-ci » ; « le synchronique n'a rien de commun avec le diachronique ; l'un est un rapport entre éléments simultanés, l'autre la substitution d'un élément à un autre dans le temps, un événement » (CLG, pp. 118, 123, 124, 126, 127, 133).

17 CLG, pp. 122ss, 229ss ; cf. à ce propos, notre discussion dans Sincronía, diacronía e historia, pp. 249-253.

18 Pour les partisans du credo quia absurdum, il est évident que le changement linguistique doit demeurer pendant quelque temps dans le purgatoire de la parole, avant de pouvoir entrer dans la langue. Plus encore: ils sont convaincus que ceux qui considèrent que ? ce qui est évident ? comme insensé et refusent de l'accepter, n'ont pas compris F. de Saussure ; il en est ainsi, par exemple, de A. Burger, CFS, 17, 1960, p. 66.

19 CLG, pp. 124ss : « en lui-même il [= le système] est immuable », « ce n'est pas l'ensemble qui a été déplacé ni un système qui en a engendré un autre, mais un élément du premier a été changé, et cela a suffi pour faire naître un autre système ».

20 Faisons remarquer que W.v. Humboldt demande explicitement que le langage sous toutes ses formes (y compris la langue) soit considéré comme energeia, c'est-à-dire, comme , et non pas comme : Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues und ihren Einfluss auf die geistigeEntwicklung des Menschengeschlechts, in W.v. Humboldt, Werke in fünf Bänden, édités par A. Flitner et K. Giel, III, Stuttgart 1963, pp. 416ss et en particulier p. 431 : « Car, à l'évidence, la langue ne peut en aucun cas être considérée comme quelque chose qui est là devant nous, comme quelque chose que l'on peut dominer du regard ou que l'on pourra communiquer petit à petit ; mais au contraire, on doit considérer la langue comme quelque chose qui est éternellement en train de se faire, un processus dans lequel les lois de la production sont définies, mais dont la quantité et, dans une certaine mesure, la forme elle aussi de ce qui est produit restent totalement indéfinies, ouvertes ». Ainsi, pour Humboldt, il ne s'agit ici manifestement pas de ce qu'on appelle la en raison d'une déjà donnée, mais bien de la génération de la langue elle-même.

21 Le rapport réel n'est pas ici en gros « langue » (hyperonyme/terme générique ou ) vs « langues naturelles » - « langues artificielles » (hyponymes/terme spécifique ou ), mais plutôt langues proprement dites vs reproductions/ partielles de celles-ci, c'est-à-dire paralangues.

22 Le terme ? création ? concerne d'ailleurs directement le statut de l'innovation originelle correspondante dans l'activité de parler, et non pas le changement linguistique en tant que tel : dans le processus du changement linguistique, les ne sont au fond pas traitées différemment que les autres types d'innovations.

23 Ici, d'un point de vue théorique (bien que naturellement pas du point de vue historique), il est en soi indifférent que la matière du changement linguistique provienne d'une autre langue fonctionnelle (comme dans la plupart des cas) ou même d'une , c'est-à-dire d'une autre langue historique. En effet, dans tous les cas, cette matière doit être adaptée au système qui l'accueille. L'adaptation d'éléments étrangers est elle aussi une création linguistique de système. C'est uniquement dans le cas d'une influence forte et durable exercée par une autre langue que des traits de système sont eux aussi empruntés. Néanmoins, dans ce qui suit, nous nous limiterons, pour des raisons de clarté, au changement linguistique tel qu'il se produit dans le cadre d'une langue fonctionnelle, même en l'absence de l'influence d'une autre langue.

24 Sur la distinction entre norme linguistique et système linguistique : E. Coseriu, Sistema, norma y habla Montevideo 1952, repris dans : Teoría del lenguaje y lingüística general, 3e édition, Madrid 1973, pp. 11-113, traduction allemande : Sprachtheorie und algemeine Sprachwissenschaft, Munich 1975, pp. 11-101.Sur la distinction norme linguistique/système linguistique/type linguistique : E. Coseriu, « El aspecto verbalperifrástico en griego antiguo », Actas del III Congreso Español de Estudios clásicos, tome 3, Madrid 1968, pp. 93ss, traduction allemande : Glotta 53 (1975), pp. 1ss. Plus particulièrement sur l'emploi de cette distinction dans la théorie et la pratique de l'histoire de la langue : E. Coseriu, « Sincronía, diacronía y tipología », Actas del XI Congreso Internacional de Lingüística y Filología románicas, tome 1, Madrid 1968, pp. 269-281, et : E. Coseriu, « Humanwissenschaften und Geschichte. Der Gesichtspunkt eines Linguisten », Jahrbuch der Norwegischen Akademie der Wissenschaften 1978, Oslo 1979, pp. 10-14.

25 E. Coseriu, « Sincronía, diacronía y tipología », Actas del XI Congreso, pp. 270-273, 276-277.

26 On trouvera d'autres exemples de l'emploi du système linguistique dans la norme linguistique, et du type linguistique dans le système linguistique, dans les travaux cités à la note 27, tout comme dans : E. Coseriu,Partikeln und Sprachtypus. Zur strukturell-funktionellen Fragestellung in der Sprachtypologie », Wege der Universalienforschung. Sprachwissenschaftliche Beiträge zum 60. Geburtstag von H. Seiler, Tübingen, pp. 199?206.

27 À propos du choix qui est fait du point de vue de la stylistique du texte : L. Flydal, « Remarques sur certains rapports entre le style et l'état de langue », NTS, 16 (1951), pp. 240-257 (où, de plus, les concepts et vs , apparaissent pour la première fois).

28 Que cela se fasse ou même doive se faire dans la pratique, n'en reste pas moins une incohérence du point de vue théorique.

29 CLG, p. 132.

30 C'est pourquoi, l'histoire de la langue peut (et doit nécessairement) prendre également en considération les déterminations extralinguistiques des faits de langues, sans qu'elle en devienne pour autant incohérente.

31 À propos des mérites particuliers de l'école linguistique espagnole dans ce domaine, voir E. Coseriu, Sincronía, diacronía e historia, pp. 220ss.

32 « La recherche relative à la langue historique explique la parole en partant de l'essence de la langue » (op. cit, p. 12).

33 Dans la mesure où l'on définit l'objet d'une science comme les phénomènes qu'elle explique, il faudrait considérer, avec G. von der Gabelentz, la linguistique descriptive comme une science de la ? parole ?, et nonde la langue. La linguistique descriptive elle aussi concerne du reste à certains égards le , parce que seul le passé peut être connu. La langue, qui se manifeste dans la parole, était déjà là avant l'acte de parole, et ce qui se crée par la parole se manifestera à l'avenir. Seule la constatation des faits dans la parole en tant que telle est totalement présent et synchronique, mais ne peut pas encore être considéré comme étant une description de la langue.

34 Op. cit., p. 424.

35 Pour une critique de ce concept : E. Coseriu, Sincronía, diacronía e historia, pp. 230ss.

36 Cf. H. Paul, Prinzipien der Sprachgeschichte, 5ème ed., Halle 1920, p. 20.